Ranimer le désir de démocratie. Résonner et raisonner

Démocratie

Aujourd’hui nous avons l’habitude, le réflexe, d’analyser le capitalisme à partir d’une critique de l’idéologie néolibérale qui structure son expansion depuis les années 1980. Cette démarche privilégie les aspects de production : les nouvelles relations qui se tissent entre les entreprises et les Etats, la vision des individus comme entrepreneur de leur propre vie, la marchandisation des différents aspects de la vie et plus généralement la domination progressive de l’économique sur le politique. Nos critiques du capitalisme néolibéral masquent ce qui se passe du côté de la demande, des consommateurs, des citoyens qui sont de plus en plus sollicités et enfermés dans des imaginaires et des émotions suscités et diffusés par le développement du capitalisme.

Il est important de rappeler que le capitalisme n’aurait sans doute pas pu émerger et se développer sans la constitution et la diffusion en Europe d’une philosophie politique – c’est à dire d’une vision du monde et de la place de l’humain dans le monde et dans la société – bien spécifique qu’est l’individualisme. Pour Alain Laurent, auteur de l’Histoire de l’individualisme (1993), « l’individualisme représente à la fois le propre de la civilisation occidentale et l’épicentre de la modernité ». L’individualisme en tant que philosophie politique a connu dans son histoire des controverses importantes entre un « individualisme atomiste »[1] et « un individualisme relationnel » ou « individualisme social ». L’individualisme atomiste, dit aussi individualisme économique, parce que promu par la création et l’expansion du capitalisme, est la forme dominante depuis près de deux siècles. L’individualisme relationnel s’intéresse à la genèse de l’individu, à partir des différents liens et relations que l’être humain est amené à tisser tout au long de sa vie au sein de son milieu de vie, et appelé processus d’individuation[2]. Aujourd’hui, avec le développement des plateformes numériques et la captation organisée de l’attention[3] des individus par ces plateformes, l’individualisme atomiste devient de plus en plus un individualisme égo centré et consumériste. Le livre La culture du Narcissisme du sociologue américain Christopher Lasch, qui a analysé la crise de la culture occidentale dans les années 1970, n’a jamais autant d’actualité. « Le Narcisse moderne terrifié par l’avenir, vit dans le culte de l’instant ; il se soumet à l’aliénation consumériste et aux conseils infantilisants des experts en tout genre ». D’où la question comment lutter contre l’individualisme égo centré et consumériste, promu par l’expansion du capitalisme et qui sape les fondements de la démocratie ?

« Spinoza avait raison »

 Pour répondre à ce défi, il semble opportun de se tourner vers un philosophe tel que Spinoza qui a marqué une rupture profonde avec la tradition philosophique et religieuse classique à partir de sa conception du désir et de l’affectivité. Pour Spinoza, la seule force qui peut véritablement nous faire changer, c’est le désir. Le désir mobilise la totalité de notre être (corps et esprit), quand la raison et la volonté ne mobilise que notre esprit. Il ne faut pas supprimer ou diminuer le désir, mais l’orienter par la raison. Et de préciser « Un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment plus fort que le sentiment à contrarier » ainsi on ne supprimera pas une haine, un chagrin ou une peur simplement en raisonnant, mais en faisant surgir un amour, une joie, un espoir. On ne combattra pas l’individualisme égo centré et consumériste uniquement par la raison mais en élaborant une conception de l’être humain plus pertinente que celle d’aujourd’hui, qui prenne en compte les émotions et les sentiments, comme le propose le neurobiologiste Antonio Damasio à la lumière de la pensée de Spinoza

Prendre en compte la place et le rôle des émotions dans les comportements humains

Dans son livre, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions[4], Antonio R. Damasio, nous avertit :« Comprendre ce que sont les sentiments, comment ils fonctionnent et ce qu’ils signifient, est indispensable pour édifier demain une conception de l’être humain plus pertinente que celle d’aujourd’hui : cette conception prendrait en compte les avancées des sciences sociales, des sciences cognitives et de la biologie. La réussite ou l’échec de l’humanité dépend dans une large mesure de la façon dont le public et les institutions en charge de gouverner la vie publique intégreront cette conception revue de l’être humain dans leurs principes et leurs politiques »[5]

Pour Damasio, les émotions se manifestent sur le théâtre du corps, les sentiments sur celui de l’esprit[6] et les émotions précédent les sentiments : nous avons d’abord des émotions puis des sentiments parce que l’évolution à fait d’abord émerger les émotions puis les sentiments. « Elucider la neurobiologie des sentiments et leurs antécédents les émotions, apporte beaucoup à notre façon d’envisager le problème de l’âme et du corps, lequel est central pour comprendre ce que nous sommes. Etudier comment les pensées déclenchent les émotions et comment les émotions corporelles deviennent des pensées du type que nous appelons des sentiments donnent une vision privilégiée de l’esprit et du corps. Emotions et sentiments sont des manifestations en apparence disparates d’un seul et même organisme humain imbriqué »[7]

Par ses travaux en neurobiologie, Antonio Damasio a confirmé la loi universelle de la vie, mise en avant par Spinoza :« Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être » Cet effort (conatus en latin) s’applique également à l’être humain, et comme toute chose il est soumis au « conatus ». La joie est l’affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d’agir, comme la tristesse est l’affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d’agir. L’objectif de l’éthique spinoziste consiste dès lors, à organiser sa vie grâce à la raisonpour diminuer la tristesse et augmenter la joie. Et Damasio de nous avertir : « Nos démocraties seront d’autant plus solides, vigoureuse et ferventes, que les individus qui les composent seront capables de dominer leurs passions tristes – la peur, la colère, le ressentiment, l’envie, etc. – et qu’ils mèneront leur existence selon la raison »[8]. Il est frappant de constater que ce sont ces mêmes passions tristes qui ont été analysées par la sociologue Eva Illouz, pour expliquer la montée du populisme nationaliste, notamment dans l’Israël de Netanyahou[9]. Ce sont ces passions tristes que les mouvements populistes s’emploient à attiser afin de mieux les instrumentaliser.

Une nouvelle éthique immanente et rationnelle

Pour le philosophe Frédérique Lenoir, Spinoza nous propose une révolution de la conscience morale. « La vraie morale ne consiste plus à chercher à suivre des règles extérieures, mais à comprendre les lois de la nature universelle et de notre nature singulière afin d’augmenter notre puissance d’agir et notre joie »[10] Et de citer l’Ethique de Spinoza : « Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être, c’est-à-dire ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie notre puissance d’agir. Selon que nous percevons qu’une chose nous affecte de joie ou de tristesse nous l’appelons bonne ou mauvaise ». Pour Lenoir, l’éthique immanente et rationnelle du bon et du mauvais remplace la morale transcendante et irrationnelle du bien et du mal.

Il nous faut  aujourd’hui préciser ce que pourrait être cette nouvelle éthique immanente et rationnelle. Pour cela, laissons la parole à Alain Damasio écrivain de science-fiction et poète français, à ne pas confondre avec le neurobiologiste Antonio Damasio cité précédemment. Dans « Les furtifs » (2019) un de ses derniers romans, il dresse le portrait futuriste et glaçant d’une société régie par la finance, l’hyper connexion, et l’auto aliénation, et c’est d’aujourd’hui qu’il nous parle. Dans cette société, « les furtifs sont là, parmi nous, jamais où on regarde, à circuler dans les angles morts de nos quotidiens ; ils sont des êtres de chair et de sons, aux facultés inouïes de métamorphoses, qui nous ouvrent la possibilité précieuse, à nous autres humains, de renouer avec le vivant ».

Etre vivant, c’est accroître notre capacité à être affecté …  

«  Le vivant n’est pas une propriété, un bien qu’on pourrait acquérir ou protéger. C’est-à-dire ? c’est un chant qui nous traverse dans lequel nous sommes immergés, fondus, électrisés, si bien que, s’il existe une éthique en tant qu’êtres humains, c’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances. Qu’est-ce qu’une puissance ? Une puissance de vie est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer, sans se porter atteinte, ou encore c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables ; vivre revient alors à accroître notre capacité à être affectés ou notre amplitude à être touchés, changés, émus. Contracter une sensation, contempler, habiter un instant ou un lieu, ce sont des liens élus. A l’inverse, faire face à des stimulus et y répondre sans cesse pollue nos disponibilités. L’économie de l’attention ne nous affecte pas, elle nous infecte, elle encrasse ces filtres subtiles sans lesquels il n’est pas de discriminations saines entre les liens qui libèrent et ceux qui aliènent. Nos puissances de vivre relèvent d’un art du lien qui est déjà en soi une politique : celle de l’hospitalité au neuf qui surgit, si bien qu’il devient crucial d’aller à la rencontre, à la rencontre aussi bien d’un enfant, d’un groupe, d’une femme, que de choses plus étranges comme rencontrer une musique qui te touche, un livre intranquille, un chat qui ne s’apprivoise pas, une falaise, rencontrer une lumière, la mer, un jeu vidéo, une heure de la journée, la neige; faire terreau pour que les liens vivent, liens amicaux ou amoureux, collectifs ou communautaires bien sûr, et au-delà, et avec plus d’attention encore, les liens avec le dehors, le « pas de chez soi », « l’autre soi »,  avec l’étranger, d’où qu’il vienne, et plus encore, hors de l’humain qui nous rassure, les liens avec la forêt, le maquis, la terre, avec le végétal comme l’animal, les autres espèces, les autres  formes de vie,  se composer avec, les accepter, nouer avec elles, s’emberlificoter. C’est un alliage et c’est une alliance »[11].

Ce texte sur l’éthique selon Alain Damasio fait écho au concept de résonance proposé par le sociologue allemand Hartmut Rosa notamment dans son livre « Résonance, une sociologie de la relation au monde » (2018). Faisant le constat que les sociétés modernes ne peuvent se perpétuer qu’en accélérant les mouvements qui les caractérisent, notamment l’innovation et la croissance, le sociologue nous propose, pour faire face à l’accélération de nos vies,  de changer notre relation au monde et de « laisser vibrer le monde en nous ». « La résonance, c’est être relié avec le monde, les autres et soi-même […] être affecté par un fragment du monde que vous rencontrez – une musique, un paysage, une personne ; […] C’est une des expériences palpitantes qui donne le sentiment d’être vivant »[12]. Pour Hartmut Rosa « La démocratie a besoin de résonance pour fonctionner. Mais la politique se fait sur le mode de l’agressivité, rendant les institutions actuelles opposées à la démocratie et s’inscrivant dans la logique de mise en disponibilité du monde »[13].

La démocratie a besoin de programmes politiques qui sont du domaine de la raison, mais la démocratie a d’abord besoin, actuellement, de nouveaux récits, de nouvelles institutions et organisations, qui renforcent nos désirs de vivre ensemble avec les autres humains et avec l’ensemble du monde vivant, en d’autres termes, qui fassent vibrer les puissances de vie qui sont en chacun des êtres humains. On oppose trop souvent résonance et raison ; mais pour ranimer le désir de démocratie dans nos sociétés capitalistes – qui visent en priorité à promouvoir le comportement d’un individualisme égo centré et consumériste – il nous faut développer en chacun d’entre nous nos capacités de résonner (d’être en résonance avec les différentes formes de vie) et de raisonner.


[1] Pour ce courant de pensée, l’individu comme l’atome est une unité déjà faite, il est l’atome à partir duquel se construit le social, l’individu précède la société.

[2] Pour plus de détails voir mon article dans l’eccap : https://www.eccap.fr/article/individualisme-et-individuation

[3]   https://www.eccap.fr/article/economie-numerique-de-lattention-et-manipulation

[4] Antonio Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob 2003

[5] op. cit. p.14

[6] Dans son concept d’affects, Spinoza inclut les émotions et les sentiments, pour lui l’esprit et le corps sont une seule et même chose

[7] Op. cit. p .14

[8] Frédérique Lenoir, Le Miracle Spinoza, Editions Fayard, 2017, p.110

[9] Eva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Editions Premier Parallèle,2022

[10] Op.cit, p.176

[11] Texte inédit d’Alain Damasio lu par lui-même, à la fin de l’émission Boomerang d’Augustin Trapenard sur France Inter le lundi 13 Mai 2019. (Texte transcrit par Michèle Perrin).

[12] Hartmut Rosa : “Pour résonner, il faut admettre que les choses nous échappent” », propos recueillis par Martin Legros, Philo Magazine, 14janvier 2020

[13] Hartmut Rosa ; « l’accélération conduit à un état d’agressivité, particulièrement sensible chez les individus des société occidentales » Propos recueillis par Youness Boussenna, Le Monde, 10 septembre 2023