Individualisme et individuation

Individuation
Individualisme et individuation
Deux manières différentes d’être au monde[1]
 
Perrin Jacques
 
 
L’individualisme
 
Une des difficultés pour comprendre ce qu’est l’individualisme, est que ce terme recouvre deux acceptions différentes. L’individualisme désigne à la fois une attitude, un comportement qui relèvent de la morale et un courant de la philosophie politique. Au sens moral, l’individualisme caractérise le comportement d’un individu qui manifeste une indépendance, « une tendance à ne penser qu’à soi ». Au sens politique, l’individualisme désigne « une doctrine selon laquelle l’individu précède la société »[2]. Force est de reconnaître que ces deux acceptations différentes de l’individualisme ne sont pas étanches. L’individualisme en tant que philosophie politique a prôné et à cultivé l’indépendance des individus et a en conséquence souvent contribué à développer le repli sur soi ; et les pourfendeurs de l’individualisme, en tant que pensée politique l’ont la plupart du temps dénoncé pour ses conséquences comportementales.
 
 Une autre difficulté pour comprendre ce qu’est l’individualisme est que le mot est relativement récent ; d’une manière assez étonnante, il n’a été créé qu’au début du XIXè siècle bien que l’individualisme comme comportement et comme philosophie politique existaient bien auparavant. 
 
Malgré les difficultés pour comprendre ce qu’est l’individualisme, il est très important pour nous occidentaux de connaître les convictions, les représentations mentales qui ont fondé et structuré l’individualisme en tant que philosophie politique. En effet, dans son ouvrage Histoire de l’individualisme[3], livre de référence sur ce thème, Alain Laurent affirme que : « l’individualisme représente à la fois le propre de la civilisation occidentale et l’épicentre de la modernité ». 
 
Pour Alain Laurent, l’individualisme, comme pensée politique, repose avant tout sur une double conviction :
·       « L’humanité est composée, non pas d’abord d’ensembles sociaux (nations, classes, ..)  mais d’individus : d’êtres vivants indivisibles et irréductibles les uns aux autres ». 
·       Ce sont les propriétés internes et naturelles de l’individu, qui constituent « l’essentiel de la définition » (l’essence même) de l’individualisme. Et de préciser, l’individu a une aspiration naturelle à l’indépendance. « Cette aspiration à l’indépendance est vue par l’individualisme comme l’expression la plus achevée de la nature humaine ».
 
Cette double conviction de l’individualisme est souvent explicitée par une image, une métaphore celle de l’atome. « L’individu, comme l’atome, est une unité (indivisible)[4], déjà faite (ready-made) et isolée qui précède la société et ses interactions ». D’où souvent le qualificatif d’atomiste accolé au mot d’individualisme pour qualifier le principal courant de cette philosophie politique. Les convictions ou les croyances sur lesquelles reposent l’individualisme atomiste ont contribué à une définition bien précise de ce qu’est un individu : « L’individu est un être autonome dont la vocation est l’indépendance » 
 
Un individualisme démocratique et socialisant ?
 
A la fin du XIXè siècle un mouvement d’idée s’est formé pour repenser un individualisme démocratique et social et qui sera appelé l’âge d’or du libéralisme par Joël Roucloux, auteur d’ « une histoire des idées » du libéralisme[5]. En Angleterre, l’écrivain Oscar Wilde, dans L’âme humaine et le socialisme (1891), a fait l’apologie de la liberté individuelle, libérée de la propriété privée et en affirmant que « l’individualisme est ce que nous voulons atteindre par le socialisme ». En France, entre 1890 et 1910, l’usage positif du mot individualisme s’est répandu et une floraison de livres paraît soudain pour le célébrer comme l’éminente expression de l’humanisme démocratique issu des Lumières et des Droits de l’homme. Nombre de ceux qui l’avaient jusqu’alors boudé ou rejeté multiplient les prises de position publiques en sa faveur (en particulier de grandes figures du socialisme comme Jaurès, Durkheim) et lui découvre des vertus voisines de celles que lui reconnaissaient déjà les libéraux 
 
Pour l’historien des idées, J. Recloux, il existe donc deux formes différentes d’individualisme : « l’individualisme social » ou démocratique et « l’individualisme atomiste », appelé aussi  individualisme économique en référence à l’homo économicus. Ces deux formes d’individualisme se retrouveront dans les débats qui ont opposé le philosophe américain John Dewey et Walter Lippmann, lors de la création du néolibéralisme durant la première moitié du XXè siècle. 
 
L’individuation
 
La crise économique des années 1930 a suscité un mouvement critique du libéralisme et un nouveau courant de pensée, le néolibéralisme s’est imposé après la deuxième guerre mondiale, à la fois dans le champ économique et politique. La naissance du néolibéralisme a été marquée par un fameux colloque qui s’est tenu à Paris en août 1938 autour de l’œuvre de Walter Lippmann (1889-1974), diplomate, journaliste et essayiste américain. La pensée de Lippmann et des néolibéraux a été fortement critiquée par à un des plus grands penseurs américains du XXe siècle, le philosophe pragmatiste John Dewey (1859-1952). Lippmann et Dewey[6] ont eu tous deux l’ambition de reconstruire le libéralisme sur des bases nouvelles, d’inventer un nouveau libéralisme et chacun l’a fait à partir d’une représentation mentale de l’individu différente. L’individu lippmannien est compris, comme dans le libéralisme classique, à partir d’une vision atomiste ; on retrouve ici le modèle de l’homo économicus de l’individualisme économique. Pour penser un nouveau libéralisme Dewey découvre à partir de la biologie une autre représentation mentale de l’individu : l’individu, comme tout organisme vivant, est tout au long de son existence, le produit des relations passives et actives qu’il entretient avec un environnement (humain et naturel) et ceci au sein de différentes formes d’associations. Rejetant l’individualisme atomiste, le nouveau libéralisme de Dewey est pensé à partir d’un « individualisme relationnel ».
 
C’est au philosophe Gilbert Simondon (1924-1989) que l’on doit la contribution la plus importante à la notion d’individuation[7]. Selon Simondon « pour comprendre l’individu, il faut en décrire la genèse au lieu de la présupposer » et il appelle cette genèse l’individuation de l’individu. L’individuation n’est jamais un produit fini ; les êtres s’adaptent et changent en fonction du milieu. L’individuation est un processus permanent et l’individu est un être en perpétuel devenir. L’individuation de l’individu ne donne pas seulement naissance à un individu, mais aussi à son milieu associé. On doit donc considérer la totalité indivisible comme étant celle de l’individu et du milieu, et non celle de l’individu seul. En plaçant comme proposition centrale de sa pensée que « l’être est relation » ou encore que « toute réalité est relationnelle » Simondon a produit dans l’histoire de la philosophie quelque chose de proche d’un ébranlement dont on n’a pas encore compris toutes les implications.
 
Depuis l’époque de Dewey, les connaissances et notre compréhension de l’évolution du monde vivant ont progressé et confirment la démarche du philosophe pragmatiste ; on a découvert que l’évolution est à la fois le résultat de relations de compétition et de coopération et que ces dernières jouent un rôle de plus en plus important en fonction de la complexité croissante des organismes vivants. Si nous voulons continuer à approfondir la démarche naturaliste de Dewey pour repenser le libéralisme et l’individualisme, il nous faut intégrer les nouvelles connaissances du monde vivant qui sont actuellement disponibles et notamment les processus de symbiose[8]. Si nous voulons changer le monde, il nous faut savoir que la conception de l’individu prônée par le libéralisme et le néolibéralisme ne correspond pas aux découvertes récentes de la biologie et des sciences humaines. L’individualisme atomiste est de plus en plus une idéologie n’ayant aucun support objectif, contrairement à l’individualisme relationnel.
 
Pour comprendre ce qu’est l’être humain en tant qu’organisme vivant en symbiose avec différents milieux, nous avons besoin d’ « une anthropologie générale à l’âge de la science écologique », pour reprendre le titre de l’ouvrage de F. Flahaut[9] Pour ce philosophe et anthropologue « Notre je est le fruit d’une symbiose complexe entre biologie, société et culture ».
 
                 Tableau comparatif de deux manières d’être au monde différentes 

 
 

 

[1] Cet article présente quelques idées développées dans mon ouvrage : Jacques Perrin, Peut-on changer notre vision du monde ? De l’individualisme néolibéral à l’individuation, Editions Librinova, mars 2021
[2] Individualisme, Grand dictionnaire de la philosophie, Larousse, CNRS Editions 2003, p.549
[3] Alain Laurent, Histoire de l’individualisme, Presse Universitaire de France, 1993
[4] Le mot individu vient du latin individuum, ce qui est indivisible
[5] Joël Roucloux, Les cinq périodes de l’individualisme savant, Revue du Mauss, 2006/1 (N°27)
[6] Sur le débat Lippmann / Dewey, voir Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.
[7] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière de la notion de forme et d’information, Million, 2005.
[8] Voir notamment Marc-André Selosse, Jamais Seul, ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Actes Sud, 2017
[9] François Flahault, « L’homme, une espèce déboussolée ; Anthropologie générale à l’âge de l’écologie », Fayard, 2018