Economie numérique de l’attention et manipulation

Numérique

Plusieurs ouvrages[1] ont tenté de rendre compte des enjeux de l’économie de l’attention telle qu’elle est organisée actuellement par quelques entreprises numériques principalement américaines, les GAFAM. Dans le présent article on a fait le choix de présenter les principales conclusions[2] d’un travail collectif réalisé dans le cadre du Conseil National du Numérique (CNN) et qui a donné lieu au rapport « Votre attention, s’il vous plait ! Quels leviers face à l’économie de l’attention ? » (Janvier 2022). Ce document est malheureusement peu connu.

Les enjeux de l’économie de l’attention

Le premier mérite du rapport du CNN est, dans son introduction, de présenter d’une manière claire les différents enjeux et les différents dangers de l’économie de l’attention en rappelant  les deux dimensions de la notion d’attention : «une dimension psychique ou mentale tout d’abord (l’attention qu’on l’oppose à la distraction) et une dimension sociale ensuite (l’attention à l’autre ou à son environnement, telle qu’on l’associe au soin et qu’on l’oppose à la négligence – on peut alors parler d’attention conjointe, pour désigner cette dimension relationnelle de l’attention ». Cette dimension sociale de l’attention est souvent oubliée ou minimisée.

Le triple enjeu de l’économie numérique de l’attention : nos capacités psychiques, nos relations sociales, nos relations à l’environnement   « Dès lors, poser la question de l’attention dans le contexte actuel revient à
s’interroger sur un triple enjeu : qu’en est-il, dans les sociétés de plus en plus soumises
à des dispositifs numériques au service d’une « économie de l’attention », de nos
capacités psychiques, de nos relations sociales, et plus généralement, de nos relations
à l’environnement ? Autrement dit, quelles sont les conséquences de l’économie
numérique de l’attention pour l’«écologie», au sens très large que lui accordait Félix
Guattari[3], à savoir l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale ? En effet, pour le philosophe français, « les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète ».  

L’économie numérique de l’attention : quels modèles économiques ?


Les GAFAM et autres géants du numérique ont fait de la captation de l’attention un modèle économique. « De fait, ce n’est pas celui qui est attentif qui détient le pouvoir, mais celui qui capte l’attention » à partir principalement de plateformes numériques. Le terme de plateforme désigne « un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou bien édités ou fournis par des tiers » Ainsi, une plateforme est un marché bi-voire multiface qui met en relation différents groupes d’utilisateurs, permettant ainsi à l’offre et à la demande d’un bien ou d’un service de se rencontrer. « Face à la masse exponentielle de contenus proposés sur les plateformes, celles-ci ont également acquis un rôle d’ordonnancement : elles influencent voire déterminent la façon dont le contenu est hiérarchisé et présenté aux utilisateurs par le biais d’outils algorithmiques[4]. Ces algorithmes sont nourris par les données collectées auprès des différents groupes d’utilisateurs. »


Les plateformes tirent leur valeur économique d’effets de réseau, c’est-à-dire que leur utilité croît avec le nombre des utilisateurs (exemple du réseau téléphonique). Ces effets de réseau ont pour conséquence la concentration des marchés dans lesquels les entreprises du numérique s’implantent, ainsi « un petit nombre de très grandes entreprises contrôle une énorme partie de l’attention mondiale et la convertit en profit ».

Le principal modèle économique des plateformes numériques est basé sur la publicité : le contenu est fourni à l’utilisateur sans contrepartie monétaire, grâce au financement d’espaces publicitaires par des annonceurs. « Loin d’être nouveau, ce modèle d’affaires était déjà utilisé par de nombreux médias, comme la presse écrite ou la télévision. Par rapport aux journaux, radios ou chaînes de télévision, les plateformes numériques ont la capacité de personnaliser les publicités affichées en fonction des données collectées sur la base des traces laissées par les consommateurs. On parle de « publicité ciblée ». Ce modèle économique en proposant un service gratuit facilite l’acquisition d’une masse critique d’utilisateurs déclenchant les effets de réseau. Le rapport du CNN donne une évaluation de ce que cette captation de l’attention peut représenter en termes de revenus pour les plateformes fonctionnant sur le modèle publicitaire. « Si l’on prend le réseau social Facebook, au deuxième trimestre 2018, le revenu moyen par utilisateur était d’environ 6 dollars au niveau mondial et, plus précisément, de 8,76 dollars en Europe ».

Dans le modèle économique dit « Freemium » : la plateforme laisse le choix à l’utilisateur soit de consommer le service gratuitement, ce qui l’expose en contrepartie à des publicités, soit de payer afin d’avoir accès à un service sans publicité. « En Europe, la mise en application du règlement sur la protection des données à caractère personnel (RGPD) a entraîné une augmentation des offres hybrides. « On voit ainsi se multiplier les bandeaux nous proposant soit d’accepter les cookies tels quels, soit de s’abonner au site ou de payer pour accéder au contenu. Certaines plateformes ont d’ailleurs fait le choix de ne reposer que sur un modèle payant, sous la forme d’abonnements hebdomadaires, mensuels ou annuels ».

Le rapport du CNN souligne que « les jeux vidéo – bien que ne pouvant le plus souvent pas être considérés comme des « plateformes numériques » au sens économique du terme – jouent un rôle majeur dans l’économie numérique de l’attention. En effet, certains jeux vidéo sont proposés gratuitement, notamment sur les magasins d’applications de smartphones. Dans ce cas-ci, leur modèle économique repose sur une abondante publicité ». 

La « Captologie » : La science des technologies persuasives

L’objectif des plateformes est de maximiser le nombre de leurs utilisateurs et, plus
encore, l’engagement de ces derniers, c’est-à-dire qu’ils soient les plus actifs possibles.: « Tout l’enjeu de cette lutte pour capter le temps de cerveau disponible consiste à réduire à l’extrême les hésitations et les arbitrages conscients, pour créer une forme de naturalité qui ne pose pas de problème, qui semblera très économique sur le plan cognitif ». « Afin d’atteindre ces objectifs, les plateformes ont mis en place de nombreux dispositifs qui exploitent les mécanismes cognitifs et cérébraux les plus primaires ainsi que nos émotions « comme le montre la websérie « Dopamine » (Arte, 2019) ».

Des technologies spécifiques ont été conçues (par exemple le «design digital comportemental») et « elles  sont regroupées sous le terme de « captologie » ou science des technologies persuasives » c’est-à-dire «  l’étude de l’informatique et des technologies numériques comme outil d’influence ou de persuasion des individus ». Cette discipline est notamment enseignée « au Behavior Design Lab de l’université de Stanford, autrefois baptisé Persuasive Lab, où ont étudié de nombreux concepteurs de services numériques et qu’ils ont ensuite mise à profit pour créer des interfaces exploitant nos biais cognitifs, maximiser notre engagement en ligne et nous inciter à y revenir le plus vite et le plus rapidement possible ».

« La captologie » : exploiter les biais cognitifs humains

Pour stimuler la compulsion à consulter nos écrans, plusieurs mécanismes psychocognitifs sont mobilisés qui répondent à différents besoins de l’être humain. « En premier lieu : le besoin de popularité défini comme le « besoin d’être aimé et reconnu par le plus grand nombre de personnes »  et le besoin de reconnaissance sociale, par le biais de likes, commentaires, messages, etc. ».

« Les plateformes jouent aussi sur le principe de « l’apprentissage par conditionnement opérant » qui consiste à créer artificiellement des habitudes comportementales en misant sur différents types de récompenses. Premièrement, on trouve les « récompenses de soi », à savoir le besoin de se sentir unique, de posséder des compétences remarquables, etc. Deuxièmement, les « récompenses de chasse » visent à satisfaire le désir de conquête ou de victoire, comme c’est notamment le cas dans les jeux vidéo, au travers de différents trophées ou médailles. Enfin, les « récompenses de la tribu » satisfont le désir d’appartenance sociale et de popularité, au sein d’un groupe. (..) recevoir un like est reçu par le cerveau comme une récompense et génère la sécrétion de dopamine dans le cerveau, hormone du plaisir, de la motivation et de l’addiction. Le like crée une boucle de rétroaction de validation sociale : on est validé par le groupe et on se sent obligé en retour de liker le contenu des autres. Cela crée une boucle sans fin.

Le like s’est diversifié en différents types de réactions, permettant à la plateforme de jouer sur nos émotions. Il existe six émotions universelles : la joie, la surprise, la tristesse, la colère, le dégoût et la peur. Autant d’émotions que l’on retrouve dans les boutons proposés par Facebook et symbolisés par des emojis simplistes.  Pour Facebook, ce dispositif est aussi un moyen de collecter des données encore plus précises, qui lui demeuraient jusque-là inaccessibles : les émotions. Ces données permettent d’optimiser le ciblage comportemental et d’ajuster encore plus le fil d’actualité de chaque utilisation pour susciter la bonne émotion et accroître le temps passé sur le réseau social ».

« Les plateformes empruntent certaines de leurs stratégies à l’univers du jeu. On
parle de « gamification » pour désigner l’utilisation des mécanismes du jeu dans
d’autres domaines, en particulier des situations d’apprentissage, de travail, de la vie
quotidienne : l’utilisation de dispositifs « gamifiés » par les applications ou les objets
connectés permet d’augmenter leur acceptabilité et leur usage en s’appuyant sur la
prédisposition humaine au jeu.  À travers la « gamification », le jeu se voit néanmoins souvent réduit à un ensemble de « mécaniques pavloviennes » visant à stimuler les réflexes des utilisateurs, mais dépourvues de toute signification, La gamification nous promet, en guise de monde plus fun, un univers de traces, de points, de récompenses numériques et de progression sur le modèle des jeux en ligne ».

Économie de l’attention ou économie de la manipulation ?

Le rapport du CNN propose de définir l’économie de l’attention mise en œuvre par les GAFAM comme : « un ensemble de dispositifs mis en œuvre afin d’extraire une valeur marchande à partir de la captation de l’attention des utilisateurs ».


Certains chercheurs pensent que ce terme d’économie de l’attention, en donnant l’impression de parler d’une réalité unifiée, serait source de confusion. Pour les auteurs du rapport du CNN, le terme d’« économie de la manipulation » serait sans doute plus approprié.  « Les plateformes ont acquis une telle finesse dans le profilage des utilisateurs qu’il leur est quasiment possible d’anticiper leurs intérêts, leurs conduites, leurs envies, et de les manipuler ». « L’enjeu de la captation de notre attention n’est pas qu’un enjeu de temps passé devant un écran, mais aussi et surtout un enjeu de sensibilisation au fonctionnement et à la motivation des acteurs qui cherchent à accaparer cette ressource par le biais du numérique ».

Et de conclure « quel que soit le terme que nous choisissons pour aborder la problématique de l’économie de l’attention, l’enjeu consiste à comprendre les modèles économiques et les infrastructures technologiques visant à capter l’attention des individus, afin d’envisager leurs effets en termes d’écologie mentale, d’écologie sociale et d’écologie environnementale »[5].

Jacques Perrin, ancien directeur de recherche au C.N.R.S.


[1] Parmi ces ouvrages notons celui coordonné par Yves Citton, L’économie de l’attention, Editions La Découverte,2014

[2] Le présent article fait la synthèse que de la première partie du rapport du CNN.

[3] Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989

[4] Un algorithme est la description d’une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée (une recette de cuisine, par exemple). « Le PageRank est sans aucun doute l’algorithme numérique le plus utilisé dans le monde. Il est le fondement du classement des pages sur le moteur de recherche de Google ».

[5] Ces effets sont développés dans la partie II (Pourquoi l’économie numérique de l’attention et les technologies persuasives peuvent s’avérer néfastes pour le vivant ?) et la partie III (Comment mettre le numérique au service d’une attention psychique, sociale et environnementale) du rapport du CNN