Vitrolles 1993 – 2023 : Retour sur des expériences d’hier pour des questions d’aujourd’hui

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 Nous sommes en 2023, et le Rassemblement National est aujourd’hui « en place » comme dirait les plus jeunes ! A la tête de nombreuses municipalités, présents en nombre dans les conseils régionaux au bénéfice d’un mode de scrutin et depuis juin 2022, un groupe parlementaire de 88 députés, record historique pour l’extrême droite. Depuis son entrée au Palais Bourbon en 1986, il n’a fait que se renforcer même s’il a connu une évolution de son électorat. « Il s’inscrit dans des évolutions de longue durée, devant davantage aux transformations de la société française et du corps électoral qu’au renouvellement affiché du leadership frontiste » l’explique Joël Gombin, un des spécialistes du vote d’extrême droite[1], de sa sociologie comme de sa géographie.
Un vote d’extrême droite à l’image donc d’une société française qui s’est profondément transformée durant ces 30 dernières années. Les manières de lutter et de s’engager face à lui. Il est utile d’en partager des moments clés pour questionner aujourd’hui.
 
Nous sommes en 1993, jeune étudiant et militant des jeunes socialistes dans une organisation devenu autonome de ses aînés, nous sommes à Vitrolles, engagés à l’époque dans la lutte contre le FN. La candidature de Bruno Mégret aux législatives de 93 dans cette circonscription donne à ce combat une dimension symbolique forte et son choix de se porter candidat aux municipales de Vitrolles en 1995 focalise alors l’attention sur notre département et particulièrement autour de l’étang de Berre, Marignane et Vitrolles. Face à cette réalité et une montée d’un électorat, nous nous engageons dans la ville, sur les marchés et dans les quartiers. Nous menons des campagnes d’information et de sensibilisation sur les risques de l’extrême droite au pouvoir. Nous mobilisons alors des arguments historiques et moraux, la montée des fascismes et du nazisme entre les deux guerres, et une posture de « résistants » qui, à défaut de convaincre nos interlocuteurs, galvanise « nos troupes ».
Or, la première réponse du Maire sortant face à la montée de l’extrême droite est de renforcer sa politique sécuritaire : augmentation de la police municipale et caméra de vidéosurveillance (ville pionnière et leader dans la région à l’époque). La peur change de camp et elle est devient le levier de mobilisation de ce « progressiste ». Il est vrai que son entourage de l’époque est constitué de proche de Manuel Valls, le cynisme était déjà à l’œuvre près de 30 ans avant qu’il ne devienne Premier Ministre. Gérard Perrier dans son livre « Vitrolles : un laboratoire de l’extrême droite et de la crise de la gauche (1983-2002) »[2] le documente avec précision.
 
Nous sommes en 1997, et nous vivons la victoire de Catherine Mégret à Vitrolles malgré une mobilisation populaire et culturelle, médiatique et politique unique à cette époque. Cette campagne a été pour nous, une leçon de vie, une leçon de vie politique, une leçon de vie politicienne. Nos premières interactions sur les marchés ou dans les halls des immeubles ont été douloureuses. Ne prenant aucune distance, conscient d’être dans le camp du bien, nous récitions notre argumentaire bien rodé, moralisateur et culpabilisateur. Après des semaines d’une campagne, violente en tous points, ultra-médiatique et devenu un objet politique national, « notre résistance » a mobilisé « notre électorat » mais pas majoritairement les vitrollais. Toutes les recettes de manipulations de l’opinion ont été expérimentées dans les deux camps. Aucun espace n’était possible aux échanges et aux controverses, aucune place n’a été donnée aux enjeux de fond et aux questions politiques, sociales, culturelles. Dans une élection sous tension, cela est souvent la règle. Elle a nourri notre conviction, le combat ne peut être qu’électoral, il est culturel et politique dans une démocratie permanente.
 
Nous sommes en 1999, nous sommes une petite dizaine à fonder le mouvement Utopia. Nous nous inscrivons dans un objectif de remobilisation des abstentionnistes. Derrière la montée de l’extrême droite, il y a d’abord la montée d’une abstention. Et elle n’a fait que s’aggraver. Le vote du FN dans les années 90 a masqué une crise profonde de notre démocratie représentative et des acteurs qui l’animent, les partis politiques. Cette bataille culturelle nous engage à porter une politique de transformation sociale, de lutte contre les inégalités. Elle nous engage aussi à refonder notre rapport à l’économie, au travail, à la croissance, à la consommation, au vivant. Nous aurions pu imaginer un autre chemin qui pourtant s’est dessiné de 1997 à 2000. Sous le gouvernement de Lionel Jospin, des mesures sociales fortes ont été portées et l’animation de « la gauche plurielle » a permis de rendre possible des polarités dans une majorité parlementaire. De plus, la scission en 1999 entre Mégret et Le Pen a failli être fatale au FN. En 2000, l’horizon était alors plus serein, et face aux conservateurs, l’assurance d’une gauche au pouvoir s’est muée en mépris. 
 
Nous sommes le 21 avril 2002, la culture de la « gestion » et la « communication » politiques ont été bien plus puissants. Cette date a soldé la fin d’une génération politique, en préparant l’arrivée, seule, de la génération « des professionnels de la politique ». Loin de questionner le modèle des partis et la crise démocratique, cette génération de gestionnaire des collectivités locales, majoritairement à gauche, a professionnalisé les partis. L’institutionnalisation a fait le reste, uniformisant les profils comme les méthodes de celles et ceux qui ont décidé d’en faire leur « métier ». Devenu un métier, l’engagement politique ne questionne plus la démocratie : prendre place, c’est la conserver. La crise démocratique devient un objet de débat comme un autre, mais plus une réalité à transformer, juste un élément de langage.
 
C’est donc à l’extérieur, durant les années 2000, que de nombreux militants s’éloignent « des institutions » politiques, syndicales et associatives pour inventer dans d’autres espaces, et notamment l’espace public, des façons d’entrer en relation, en débat, en confrontations. A l’image des adhérents du Mouvement Utopia : de moins en moins d’adhérents des partis, et de plus en plus de personnes engagées sur leur territoire. C’est durant cette décennie qu’émergent de nouvelles SCOP d’éducation populaire[3], le festival Débattons dans les rues[4] à Tours avec le STAJ Touraine, dans des mouvements dits « alternatifs », les idées foisonnent, les pratiques s’inventent, les questions se posent et peu à peu, des marges. L’éducation populaire retrouve une dimension politique. Des lieux s’ouvrent autour de cafés associatifs ou de cantines culturelles, le réseau des CREFAD se structure. Au sein des quartiers populaires des collectifs s’organisent, et après les révoltes urbaines de 2005, leurs paroles sont enfin entendues et le lien avec la gauche n’est plus automatique ni instrumentalisé. Ulysse Rabaté dans son ouvrage Politique Beurk Beurk[5] évoque l’autonomie comme un « système de possibles » dans un contexte celui de Corbeil Essonnes où il a dû exister entre le poids du PC et celui de Dassault ! 
 
Durant ces années, Vitrolles a changé de maire, Guy Obino, médecin de centre-droit est élu en 2002 et impose une « grande réconciliation ». Vitrolles veut retrouver l’anonymat, elle soigne ses plaies. Et la ville refuse la contre bataille culturelle. La place de Provence, ancienne Place Nelson Mandela ne retrouvera jamais son nom de baptême.
 
Nous sommes le 24 mai 2012, à Vitrolles. Nous apprenons le décès de Gabi Farage. Fondateur de l’association Bruit du Frigo[6], il accompagnait Vitrolles à prendre place dans une capitale culturelle de 2013, devenue un objet de marketing territorial. Dans le regard de Gabi, la ville était belle entre l’étang de Berre et le plateau de l’Arbois. Qu’allions nous faire de cette autoroute qui la traverse, cette cicatrice entre deux mondes, zone industrielle et zone du dortoir ?  C’est simple, un nouvel équipement culturel avec une jauge quotidienne de milliers de personnes. Ce changement de regard, ce nouvel imaginaire nous a profondément marqué. Il a apporté une autre manière de penser et de faire la ville, en s’autorisant à rêver, en testant des usages, en hybridant des savoirs, en ouvrant des espaces publics, en permettant des liens, du lien. Il reste aujourd’hui sur le plateau de l’Arbois, le cœur de la boucle du Grand 8 du chemin de grande randonnée, le fameux GR13, un lien entre ville et biodiversité. Ces expériences à Vitrolles ont fondé mon attention aux conditions de la fabrique de la ville mais aussi à sa fragilité.
 
Nous sommes en 2022. Après une élection présidentielle qui voit pour la seconde fois de suite Marine Le Pen au second tour, et une abstention record, la dérive démocratique se poursuit. La France insoumise a professionnalisé ses cadres en un temps record, les profils sont « presque » identiques à l’exception de quelques têtes d’affiches, marqueurs de diversités sociales et culturelles. Les appareils ne mobilisent que peu de monde. 
Quelle alternative se dessinent dans les villes et territoires ruraux ? L’intention et l’attention ne suffisent pas. Il y faut de la permanence, de la persévérance, de la patience aussi…et donc de l’institution ? Nous devons imaginer d’autres façons de nous relier, d’entrer en relation et de tisser un lien. Nous devons mobiliser d’autres imaginaires institutionnels comme l’avait si bien analysé Carnelius Castoriadis.[7] 
 
N’oublions pas alors que la première condition pour entrer en relation est la reconnaissance. Rester dans notre entre soi de militant ou d’intellectuel ne permettra pas de mobiliser plus largement celles et ceux qui ont fait d’autres choix. Agathe Cagé l’exprime très bien dans son essai Respect ![8] : « Ce combat sera difficile. C’est le poison de l’indifférence qu’il s’agit de repousser. De la facilité du mépris qu’il faut se débarrasser. Des décennies de mauvaises pratiques politiques à renverser. C’est la course infernale du toujours moins – d’attention aux autres, de services publics, de fraternité –  qu’il faut arrêter. C’est un combat social. Nous avons besoin d’une nouvelle manière de faire société, fondée sur la reconnaissance des autres et non sur l’enfermement dans nos bulles de défiance et de mépris. Dépasser les peurs, les haines, les préjugés, les incompréhensions. »
 
Respect et reconnaissance, attention et intention, permanence et patience, espace et disponibilité, autant de signaux qui peuvent éclairer un chemin. 
 
Pierre-Alain Cardona

[1] Joël Gombin. ” Nouveau ” FN, vieille carte électorale ? : Les territoires du vote pour le Front national de 1995 à 2002. Congrès de l’Association française de science politique, Juil 2013, Paris, France. halshs-00849332
[2] Gérard Perrier. Vitrolles : un laboratoire de l’extrême droite et de la crise de la gauche (1983-2002). Editions Arcane17 – 2014.
[3] Retrouver les ressources du Pavé sur le site des éditions du commun : https://www.editionsducommun.org/collections/interstices/products/cahier-du-pave-n-1-le-projet
[4] http://crajepcentre.fr/wp-content/uploads/DDLR%202010%20(2).pdf
[5] Ulysse Rabaté, Politique Beurk Beurk, les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions. Editions du Croquant. 2021
[6] https://bruitdufrigo.com/
[7] Cornélius Castoriadis, l’institution imaginaire de la société, Editions Seuil, 1975.
[8] Agathe Cagé, Respect !, Editions des Equateurs, 2021, p.11.