Utopies locales, les solutions écologiques et solidaires de demain

Non classé
« Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci », disait le poète Paul Eluard. Cette citation est revenue à l’esprit de nombreux acteurs de l’économie sociale et solidaire, à l’instar d’Hugues Sibille, lors du premier confinement face à la crise de la Covid-19. Contrairement à ce que de nombreux prophètes annonçaient, il n’est pas besoin d’attendre un « monde d’après », qui de plus ne tombera pas du ciel, pour agir en faveur d’un autre monde. Une multitude d’utopies locales le démontrent au quotidien. 
 
 
Le « monde d’après » existe déjà
 Accoler le local à l’utopie ne va pas de soi. Etymologiquement, l’utopie – qui vient du grec « topos » (lieu) précédé du préfixe « u » – c’est l’absence de lieu. Elle appartient au domaine de l’imagination. Mais il existe de nombreuses expérimentations locales, bien réelles, qui transforment déjà la société en créant des contre-modèles à ce qu’Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti nomment la mythologie CAME (pour Compétitivité – Attractivité – Métropolisation – Excellence) inscrivant les territoires dans la mondialisation.
 
L’économie sociale et solidaire (ESS) en est l’éclaireur, comme nous le rappellent les Licoornes, ces « start-ups coopératives » se développant dans les secteurs clés de la transition citoyenne et écologique : énergies renouvelables (Enercoop), circuits courts (Coopcircuits), réemploi (Label Emmaüs), mobilités alternatives (Mobicoop, Railcoop), finance éthique (La Nef), téléphonie (Télécoop), économie de fonctionnalité (Commown)…
 
Plus que des initiatives exemplaires, elles fondent un autre modèle. Comme Enercoop auparavant dans le secteur énergétique, Railcoop organise une riposte coopérative au droit de la concurrence européen qui conduit à libéraliser le marché du rail. Elle réinvestit une offre aujourd’hui délaissée par la SNCF en projetant de rouvrir la ligne interrégionale Bordeaux-Lyon en 2022, ainsi que le fret et les trains de nuit, cela dans le but de développer un mode de transport accessible, moins polluant et luttant contre la fracture territoriale. Prenant la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), elle rassemble toutes les parties prenantes à son sociétariat, des citoyens aux cheminots, en passant par des entreprises et des collectivités locales. Elle a récemment réuni le capital nécessaire à l’obtention de sa licence de transport ferroviaire en réunissant quelque 8 000 sociétaires.
 
L’expérimentation comme stratégie
 
Ces initiatives soulèvent la question de l’innovation de rupture et, derrière, du droit à l’expérimentation. Dans une stratégie de transformation, l’expérimentation est centrale pour défricher les possibles et changer les imaginaires. L’expérimentation locale se frotte aux cadres institutionnels en place. Elle est un champ de luttes, comme en a témoigné l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). 
 
Le projet TZCLD repose sur trois idées clés : personne n’est inemployable ; c’est l’emploi qui manque et non le travail ; les coûts évités en fournissant un travail aux personnes qui le souhaitent sont supérieurs au coût du projet. Il consiste, en mobilisant l’écosystème local, à créer des entreprises à but d’emploi (EBE) pour développer des activités d’utilité sociale fournissant des emplois de qualité à des chômeurs de longue durée en recyclant les dépenses sociales ainsi économisées. C’est un système de garantie d’emploi. Dix territoires l’ont expérimenté, prouvant que le combat contre le chômage peut être gagné. Au moment de son extension, le rapport Cahuc a été à l’origine d’une controverse sur ses coûts comme sur la réalité de l’éloignement de l’emploi de ses publics. Malgré des freins de l’État, la mobilisation de la société civile et des territoires a permis l’adoption d’une nouvelle loi d’expérimentation. Plus de 150 projets émergents sont ainsi comptabilisés aujourd’hui dans l’attente d’un nouvel appel à projets. 
 
Ces dynamiques territoriales se retrouvent également dans les Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) qui rassemblent dans un projet de développement local soutenable des acteurs de l’ESS, des PME socialement responsables, des collectivités territoriales, des centres de recherche et des organismes de formation. Le PTCE Sud Aquitaine, situé à Tarnos dans les Landes a par exemple été constitué à la fin des années 2000 à l’initiative du comité de bassin d’emploi du Seignanx pour développer des outils d’insertion, de formation et de création d’activité au service du territoire. Selon la dernière étude du Labo de l’ESS, il existe ainsi une cinquantaine de PTCE en activité, le plus souvent sur des secteurs de la transition écologique (éco-activités, agriculture et alimentation) et sociale (accès à l’emploi, lutte contre les inégalités). Reconnus dans la loi ESS de 2014, puis encouragés par deux appels à projets, ils vont être relancés par le secrétariat d’État à l’économie sociale, solidaire et responsable.
 
Les partenariats public-ESS
 
On le voit, ces expérimentations sont pour partie dépendantes de l’action publique et doivent s’insérer dans une stratégie de changement. Erik Olin Wright propose ainsi une stratégie d’érosion du capitalisme, associant expérimentations sociales et réformes politiques, ce qui implique de concevoir un autre management public fondé sur une coalition entre l’aile marchante de l’économie sociale et solidaire et la social-écologie en recomposition. 
 
Du point de vue de l’État, le néolibéralisme s’est appuyé ces dernières décennies sur l’ascension du nouveau management public (NMP). Inspiré des outils et des méthodes de gestion à l’œuvre dans les entreprises privées, celui-ci propose un nouveau mode de gouvernement à partir de l’assignation d’objectifs de performance à l’action publique. L’État cherche également à faire faire plutôt que produire directement des biens ou des services. Pour cela, il a recours de manière croissante aux marchés publics qui, dans une logique d’efficience, mettent les opérateurs en concurrence pour réduire les coûts et maximiser les résultats. Le NMP conduit en particulier à la libéralisation des industries de réseau dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications, des transports ou de la poste, ainsi qu’au développement des partenariats publi-privé (PPP) ; d’où les ripostes coopératives déjà mentionnées. 
 
Initiant un processus de « destruction créatrice de l’action publique », selon l’analyse de Philippe Bance, le NMP ouvre la voie à d’autres modes de gouvernement reposant sur une gouvernance multi-niveaux et de nouvelles formes de coconstruction de l’action publique. Cela donne lieu notamment à des partenariats public-ESS, qui trouvent un cadre dans les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) présentant l’avantage d’une gouvernance ouverte aux parties prenantes (bénéficiaires, salariés…) et d’une recherche d’utilité sociale. La moitié d’entre elles comptent des collectivités territoriales parmi leurs sociétaires. La métropole de Rennes a même fixé son cadre d’intervention pour la prise de participation aux SCIC.
 En scrutant les signaux faibles, on observe que l’État lui même s’intéresse aux SCIC. Il est sociétaire de deux SCIC dans le domaine de l’inclusion numérique, dont la coopérative #Aptic qui porte un « pass numérique », sur le modèle du titre-restaurant, pour assurer le paiement total ou partiel de services de médiation numérique à destination de personnes en difficulté numérique. Outre l’État, cette SCIC regroupe des structures de médiation numérique, des commanditaires, des salariés, des investisseurs institutionnels et des collectivités locales. Elle expérimente ainsi de nouveaux arrangements institutionnels où les modèles coopératifs servent de support à la démocratisation des politiques publiques.
 
Ainsi couplées à l’action publique, les utopies locales ne seront pas des tentatives isolées de changement mais parviendront à infléchir l’orientation de nos sociétés en dessinant une République de l’économie sociale et solidaire. 
 
 
Timothée Duverger
Maître de conférences associé à Sciences Po Bordeaux
Directeur de la Chaire Territoires de l’ESS – TerrESS
Auteur d’Utopies locales, les solutions écologiques et solidaires de demain (Les Petits Matins, 2021)