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Au cœur du réel : l’utopie
L’utopie et le réel ont une histoire
L’utopie s’oppose au réel. Les dictionnaires le disent : « vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité » , « conception ou projet qui paraît irréalisable », « chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie » (le Robert) .
C’est évident pour nous, aujourd’hui .
C’est évident mais cela ne l’a pas toujours été.
Dans les années 60-70, par exemple, et tout particulièrement au cours de la période où l’esprit rebelle de Mai 68 était encore vivace, c’est une toute autre conception de l’utopie qui s’exprimait. Et l’appréhension du réel lui-même en était transformée. Le réel existant, affirmaient de nombreux textes et slogans de 68, n’épuise pas le sens de tout réel possible. Le système économique existant, la justice, l’école, la famille, la condition féminine existantes,ne sont pas des réalités naturelles, absolues, mais chaque fois le résultat d’une histoire, de choix, d’options qui auraient pu être tout autres. L’affirmation selon laquelle « tout est politique » signifiait exactement cela : dans tous les domaines les normes existantes pourraient être remplacées par d’autres. Une «alternative» est toujours possible.
Mais comment s’arracher au poids extrêmement pesant de l’ordre existant qui à force d’être là est devenu « le réel », la nature indépassable des choses ? C’est là qu’intervient l’utopie. Elle n’est plus un rêve naïf mais cette capacité à prendre de la distance vis-à-vis de l’ordre dominant naturalisé en « réel », et à inventer (créer) une autre réalité fondée sur d’autres valeurs. L’utopie n’est plus conçue ici comme une fuite hors de la réalité mais, au contraire, comme un moyen de porter un regard plus lucide sur une réalité généralement présentée sous une forme mutilée, réduite au fait existant. Les proclamations provocatrices du type «Soyons réalistes, demandons l’impossible », pulvérisent cette conception étroitement conservatrice du réel. La perpétuation de l’ordre existant n’est pas la seule perspective imaginable dans l’éventail des réalités possibles.
Ce nouveau partage entre utopie et réel est au fondement de la subversion des années 68. Il traversera les diverses composantes du mouvement. On verra un certain nombre de militants marxistes, traditionnellement prévenus contre les « socialismes utopiques », tout d’un coup le revendiquer, s’inspirant de Rimbaud ( « Rimbaud disait de la poésie, par rapport à l’action, ” elle sera en avant (…) lueur sur le projet humain ” ») et affirmant la nécessité de « l’utopie » pour faire « disparaître » de l’histoire « la société de l’aliénation »[1].. Au-delà du terme lui-même, c’est cette capacité de subversion utopique ouvrant l’éventail des possibles que les analyses contemporaines de Mai 68 mettent au cœur de la révolte soixante-huitarde. Boris Gobille, par exemple, un des principaux spécialistes actuels, insiste sur le fait qu’au sein de ce nouveau mode de pensée « est réaliste la saisie de l’ordre symbolique pour ce qu’il est, c’est-à-dire une immense fiction reposant sur la naturalisation de ce qui a été sédimenté par l’histoire »[2].
Ce détour détonnant est propre à éveiller en nous un soupçon : le rapport utopie-réel que nous connaissons, aussi évident soit-il, ne demande-t-il pas à être questionné ?

L’utopie depuis les années 70-80

A partir de la fin des années 70 cette conception nouvelle de l’utopie et son questionnement du réel sont systématiquement rejetés. On assiste non seulement au retour de la conception traditionnelle de l’utopie coupée du réel, mais à son extrême radicalisation. L’utopie devient cette dangereuse illusion qui mène à la « Terreur », « au goulag », au « totalitarisme »…
A partir de la deuxième partie des années 70 les mouvements sociaux déclinent[3] tandis qu’une avalanche de livres[4] , d’articles, d’émissions de radio ou de télévision consacrés à l’utopie imposent sa vision rectifiée d’illusion coupée du réel, un réel indiscutable, celui de l’ordre existant. « Ils le savent bien (les révoltés) que la rébellion n’est pas pensable au sein du monde réel » répète Bernard-Henry Lévy, sur le ton de l’évidence [5]. L’ordre existant est le seul réel possible et ceux qui veulent le transformer sont dans l’illusion, le rêve, l’utopie. Dans La barbarie à visage humain, les « optimistes patentés » récitent « leurs contes de fée » et sont toujours déçus car ils se heurtent au réel[6] . Cette thématique fataliste sera portée par tout le mouvement nommé (à tort) « nouvelle philosophie », et par de très nombreux publicistes. Les gazettes s’en feront largement l’écho. L’utopie est redevenue une chimère. Et constamment, les idées utopistes (qui ne sont souvent que des idées progressistes) seront accusées d’être responsables des pires malheurs de l’histoire. Pour Glucksmann, même la paisible abbaye de Thélème imaginée par Rabelais, nous conduirait tout droit au totalitarisme[7]. Toute utopie qui s’écarterait de l’ordre existant serait non seulement illusoire mais criminelle.

C’est ce concept d’utopie qui s’est imposé depuis les années 70 et 80 et qui est le nôtre encore aujourd’hui. Il est un des fondements d’une nouvelle représentation du réel qui n’imagine plus d’alternative à l’ordre existant en dehors des catastrophes. Le mot d’ordre de ces années où utopie et réel se contredisent forcément, est le fameux « there is no alternative » de Margaret Thatcher. Et l’on se souvient de l’affirmation triomphante de Francis Fukuyama dans ce contexte : l’ordre libéral existant représenterait tout simplement « la fin de l’histoire »[8].

Aujourd’hui encore

Les évidences satisfaites de Margaret Thatcher et de Francis Fukuyama rencontrent aujourd’hui moins d’adeptes car les promesses de libéralisme heureux n’ont pas été tenues pour une grande part de la population. Mais un de leurs soubassements, la conception du réel existant (qui est toujours néolibéral) opposé à toute utopie, est toujours très présent. Au cours de la récente campagne des présidentielles (2017), un des principaux arguments employés pour invalider les arguments de tous les candidats critiques vis-à-vis du libéralisme ambiant a été le reproche de prôner des solutions utopiques. Associant la gauche et l’extrême droite dans une même critique de « l’extrémisme » ( « Le Pen Mélenchon même danger »…)[9] des éditorialistes, des hommes politiques, etc. n’ont cessé de dénoncer la naïveté utopique de ceux qui prétendaient transformer la société en s’écartant des canons libéraux. François Fillon, en difficulté, s’en est pris à « la démagogie de ceux qui inventent de nouvelles chimères »[10] tandis que le Figaro, évoquant plusieurs mesures sociales transformées en épouvantail (de « l’embauche massive » de fonctionnaires à l’augmentation de « toutes » les allocations), conclut : « C’est Noël au mois de mai ». C’est-à-dire une chimère.[11] ; La veille, le dessinateur Plantu se moquait dans Le Monde du programme social, trop progressiste à ses yeux, de La France insoumise en le présentant comme un ensemble de propositions naïves totalement déconnectées de la réalité (du type « demain on rasera gratis »). Le dessin représente un ouvrier crucifié sur une croix désignée comme « Paul Emploi » et égrenant ses certitudes sur les bienfaits miraculeux et loufoques que lui procurerait La France insoumise une fois installée au pouvoir : « Hé ! Dans un mois je ressuscite, ensuite, j’ai un super boulot, et on part tous gratos au Venezuela ».[12] Pour invalider le programme de Jean-Luc Mélenchon, Plantu use d’un procédé éprouvé : il suffit de le présenter comme utopique, c’est-à-dire totalement déconnecté du réel.

La veille encore, 

Le Monde publiait la tribune de 220 entrepreneurs « contre le choix des extrémismes » (« des », il ne s’agit pas que de l’extrême droite), « parce que les extrêmes appuient leurs discours sur des illusions, des fausses promesses et des cadeaux intenables », « la réalité éclaterait dès le lendemain » et serait, on l’a deviné, « catastrophique ». Un argument décidément bien commode pour les « modérés » pour qui toute remise en cause des choix économiques libéraux est à mettre sur le même plan, qu’elle vienne de l’extrême droite ou de la gauche, car elle ne peut être qu’un dangereux fantasme.
Arrêtons cette série qui pourrait être sans fin. La dénonciation de l’utopie partout débusquée et partout présentée comme complètement coupée de la réalité est aujourd’hui, comme dans les années 80, omniprésente. Il suffit de lire quelques journaux pour s’en convaincre. Elle est devenue tellement prégnante et l’ordre dominant si largement identifié au réel que de simples programmes de gauches sont perçus comme des rêves irréalisables et dangereux. L’irréalité est postulée au moindre écart vis-à-vis des normes économiques, sécuritaires, migratoires, etc…en vigueur. Et la menace s’abat comme un couperet sur le moindre porteur de ces chimères : « Inutile de raconter des sornettes », ce sera « la crise financière généralisée »[13].

Aux sources du réel : l’utopie

Ce mode de pensée s’est installé dans nos consciences. L’utopie, sous de nombreuses dénominations (« l’idéologie », etc…), est devenu un mauvais mot, utilisé pour stigmatiser l’irréalisme de ses adversaires. Il a acquis le statut de vérité a priori. Mais une vérité non questionnée n’est qu’une croyance. Est-ce que véritablement l’utopie n’a rien à voir avec le réel ? Est-ce que, incapable de regarder la réalité en face, elle ne connaît que des réveils désenchantés et des folies destructrices ?
Cela peut paraître surprenant mais rien n’est moins sûr. Une enquête sérieuse le démontrera facilement. Le discours réactionnaire antiutopique nous a fait oublier qu’une grande partie de nos institutions, de nos droits, de nos libertés ont été pendant des siècles considérés comme des utopies et rejetés comme telles. Seuls quelques esprits hardis en imaginaient la réalisation. Elle semblait totalement irréaliste à la plupart de leurs contemporains. Mais ces utopies se sont pourtant réalisées et elles font partie aujourd’hui de la réalité parfaitement triviale dans laquelle nous vivons.
Dans La barbarie à visage humain, Bernard-Henry Lévy multiplie les jugements définitifs basés sur le constat que les émancipations tournent toujours en leur contraire . Selon lui, « les esclaves et les opprimés » peuvent « s’enivrer de folles espérances », elles seront toujours déçues car « Le Maître » est « l’autre nom du monde »[14] . Faut-il rappeler que les « folles espérances » des abolitionnistes et des esclaves révoltés se sont réalisées et que l’esclavage a été aboli ? Le déni de réalité n’est pas toujours du côté des utopistes.

Il est donc nécessaire de mener l’enquête. Deux exemples nous permettront de quitter les sentiers battus. L’utopie devient réalité : la république Sous l’Ancien Régime,pendant des siècles, l’idée de transformer un grand État comme le Royaume de France en république (un « État populaire » où le peuple est souverain), paraissait totalement déraisonnable. On connaissait les républiques antiques grecques ou romaines et les petits États républicains aristocratiques (les républiques italiennes, les cantons suisses, etc…). Mais il fallait être un
doux rêveur comme Thomas More pour en faire un modèle de société. L’Utopie[15] imagine une république avec toute la difficulté que peut représenter une telle création imaginaire au sein d’une culture monarchiste triomphante. Cette difficulté est palpable, par exemple, dans les paragraphes où apparaît un prince. Un prince, il y a donc un roi ? Pas vraiment, car sa fonction est totalement républicanisée : elle n’est pas héréditaire, il est élu, il n’a pas de pouvoir décisionnaire…De même, c’est un roi, Utopus qui fonde les institutions démocratiques et égalitaires d’Utopie, mais, depuis, le peuple se gouverne lui-même. Thomas More ne peut se dégager totalement de la culture de son temps.Mais il parvient malgré tout à imaginer, et à nous faire imaginer, une société nouvelle ayant, pour une part non négligeable, les traits désirables d’une république démocratique et égalitaire. En plein XVIème siècle !
D’un côté nous ne pouvons qu’admirer cette faculté imaginative capable de créer du neuf au sein même d’un univers qui le nie totalement. D’un autre côté la tentation est grande de n’y voir que du rêve. Et effectivement on n’en trouvait nulle trace dans la réalité. En France notamment, l’État allait évoluer vers une forme de régime de plus en plus absolutiste[16] . La réalité semblait définitivement donner congé aux rêveries républicaines.
Au XVIIème siècle, il est frappant de constater que les protagonistes de la Fronde, vaste rébellion contre la politique royale, ne songèrent à aucun moment à instaurer la république. Elle restait un exemple de régime extrémiste et déraisonnable ouvert à tous les débordements. Lorsqu’au cours des affrontements le parlementaire « modéré » Omer Talon l’évoque, c’est pour faire peur et déconsidérer les propositions, trop radicales à ses yeux, de certains de ses adversaires (nullement républicains)[17] . La république joue ici le rôle ‘épouvantail dévolu généralement à l’utopie : l’évocation d’un projet de société totalement irréaliste libérant des forces et des passions destructrices.
Au XVIIIème siècle, avant la Révolution, certains penseurs des lumières notamment Rousseau, le plus célèbre d’entre eux, ont reformulé l’idée républicaine avec beaucoup de force. Mais ce « fou »(Voltaire) ne pouvait renverser le poids d’évidence que confortait une monarchie millénaire que rien ne semblait pouvoir atteindre. Un tel réel déréalisait toute tentative de changement de régime. Les esprits éclairés eux-mêmes adhéraient à ce « réalisme ». Un des plus éminent d’entre eux, Montesquieu, n’a-t-il pas démontré dans des pages célèbres de L’esprit des lois que la république au XVIIIème siècle ne peut plus être qu’un rêve.
Une république est un régime, affirme Montesquieu, fondé sur la vertu, « la vertu politique en est le principe »[18]. C’est un type d’État qui ne peut subsister que si ses citoyens subordonnent leurs intérêts propres à l’intérêt commun, vivent frugalement une vie austère, sont prêts à se sacrifier pour le bien public, etc… Cela en fait pour Montesquieu un régime qui ne peut exister que dans un petit État[19]. A l’ère des empires et des grands États, la république apparaît donc manifestement comme un régime du passé. Et cela d’autant plus que dans un tel régime « il faut (…) bannir l’argent »[20] à une époque où partout le commerce se développe. Dans L’esprit des lois ce régime républicain ne peut être vu que comme une utopie, merveilleuse, mais dépassée. « Quand vous voyez dans la vie de Lycurgue, les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l’histoire des Sévarambes »[21]. Les Sévarambes, c’est le nom d’une utopie littéraire célèbre à l’époque, celle de Denis Vairesse : Histoire des Sévarambes (1677).
Un tel rapprochement entre république et utopie est significatif , comme l’utopie la république est admirable,mais, dans le monde d’aujourd’hui, irréalisable. C’est un âge d’or, un rêve.
Enfin, au début de la Révolution française elle-même, la solution républicaine semblait toujours parfaitement irréaliste, non seulement aux éléments les plus conservateurs, mais aussi à ceux qui allaient l’instaurer un peu plus tard. L’étude très éclairante de l’historien américain Timothy Tackett sur l’étonnante évolution des députés de la première Assemblée nationale au cours des premiers mois de leurs mandats,
Par la volonté du peuple[22], nous apprend que dans les premiers temps de la Révolution personne, parmi eux, ne pensait à instituer une république. Robespierre lui-même s’attendrissait en évoquant « la voix auguste et touchante de notre roi qui nous offre le bonheur et la liberté » [23] . Le premier septembre 1789, Rabaut de Saint-Etienne proclamait encore sur le ton de l’évidence « Il est impossible de penser que personne dans l’Assemblée ait conçu le ridicule projet de convertir le royaume en république. Personne n’ignore que le gouvernement républicain est à peine convenable à un petit État et l’expérience nous [24]a appris que toute république finit par être soumise à l’aristocratisme et au despotisme. » Tous les traits de l’utopie négative, celle qui sera réactualisée dans les années 70-80, collent ici à l’imaginaire de la république : un rêve totalement irréaliste dont la réalisation ne serait pas l’utopie rêvée mais un cauchemar.
Ainsi, pratiquement jusqu’à sa réalisation effective en 1792, le projet républicain a été perçu par la grande majorité des Français et l’ensemble des députés, y compris les plus radicaux, comme une utopie, une illusion trop éloignée des possibles réels pour produire autre chose que de « l’anarchie »[25] lourde de danger. Or cette utopie va se réaliser, perdurer, se radicaliser avec l’avènement du suffrage universel (d’abord masculin puis général), l’intégration des libertés et droits fondamentaux dans les constitutions, etc… au point qu’aujourd’hui elle incarne le régime politique évident, quasi naturel de la France, et de nombreux États dans le monde. L’utopie est devenue réalité. Bien loin de s’opposer au réel, elle l’a constitué.
L’utopie devient réalité : les droits des femmes L’égalité juridique des femmes par rapport aux hommes, la reconnaissance de leurs capacités intellectuelles, de leur aptitude à pratiquer des métiers longtemps réservés aux hommes, etc… ont longtemps été considérées, eux aussi, comme des utopies irréalisables.Contrairement à la république, dont la réalité à Rome ou en Grèce n’était guère niable, la subordination des femmes semble avoir été de tous les temps. Elle est attestée dans toutes les sociétés historiques et dans les civilisations les plus diverses. Quelques mythes, comme celui des amazones, ne peuvent contrebalancer ce fait massif.Une telle universalité ne signifie-t-elle pas que cette inégalité est dans la nature des choses et non le résultat de choix humains ?
Il y a eu,bien sûr, des utopistes pour en douter. Qu’en est-il de Thomas More ? L’époque n’était pas favorable à une prise de conscience critique dans ce domaine. L’image de la femme au XVIème siècle était particulièrement stéréotypée, reproduisant indéfiniment des traits négatifs[26] et More, lui-même, était un chrétien très pieux et intransigeant[27], les
conditions n’étaient pas réunies pour penser l’émancipation des femmes. Et effectivement, en Utopie, la famille est patriarcale. Le père de famille a une autorité totale sur sa femme et ses enfants et la femme doit être soumise à son mari.Dans le cadre de la vie privée, finalement, rien d’utopique pour l’époque, mis à part, malgré tout, le droit au divorce. L’imagination utopique aurait-elle ici abdiquée ? Pas totalement car au niveau de la vie publique, de la politique, de l’économie, de l’éducation de la vie religieuse… tout change. Les femmes deviennent des citoyennes, elles ont un travail, les jeunes filles reçoivent la même éducation que les garçons, elles peuvent accéder à la prêtrise… Ici l’imagination utopique conçoit des avancées qui sont prédictives d’un réel qui n’émergera que quelques siècles plus tard ( qui n’a pas encore émergé dans le cas de l’accession des femmes à la prêtrise dans l’Église catholique…). Même engoncé dans ses préjugés, le célèbre utopiste est parvenu à élargir l’imaginaire des possibles féminins au delà de la réalité rétrécie de son époque. Il ne sera pas le seul. Des auteurs audacieux se succéderont sous l’Ancien Régime pour défendre le droit des femmes sans prendre leur sujétion présente comme un fait indépassable[28], mais ils resteront isolés à l’intérieur de cultures affirmant toujours massivement l’infériorité irrémédiable du deuxième sexe. Au sein même des philosophes des lumières, le cinquième livre de l’Emile, le célèbre ouvrage de Rousseau, représente un véritable manifeste contre l’émancipation des femmes. Il les assigne à un réel éternel et
désespérant. Les maximes de Rousseau ne se déclaraient pas hostiles aux femmes mais prétendaient constater une fatalité de la nature. « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature (…) La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes »[29]. S’il en est ainsi les revendications des femmes sont absolument vaines. On ne peut aller contre l’ordre naturel des choses. Ce serait prendre ses désirs pour la réalité. Si les femmes ont une nature, une essence qui les voue à être mères avant tout, à se soumettre à l’homme, à occuper essentiellement des fonctions domestiques, etc… elles ne peuvent y déroger sans que cela produise des catastrophes : des catastrophes démographiques, familiales, personnelles constamment évoquées dans L’Emile. Leur assujettissement participe à l’ordre immuable du réel, leur désir d’émancipation n’est que désordre et songe vain. 
C’est ce mode de pensée auquel se heurteront encore les collectifs de femmes engagés dans la Révolution française. D’Olympe de Gouges [30] aux Républicaines Révolutionnaires[31], de nombreuses femmes ont agi en citoyennes actives et réclamé, explicitement ou implicitement, des droits. Malgré leur précieuse contribution au processus révolutionnaire leurs mouvements sont dissous par la Convention fin octobre 1793. Le rapporteur du Comité de Sûreté Générale, Amar, justifie la mesure en expliquant qu’elles sont dépourvues des qualités morales et intellectuelles nécessaires à l’exercice des droits politiques : « Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par la nature même tiennent à l’ordre général de la société. », « Il n’est pas possible que les femmes exercent les droits politiques »[32]. Comme le fait remarquer Dominique Godineau [33], les Conventionnels, par ce décret, cherchent à rendre réelle l’image qu’ils aiment à se représenter de la Femme : douce et soumise, s’accomplissant uniquement dans la vie familiale. Mais ce n’est qu’une image. En réalité, pendant la Révolution, de nombreuses femmes se sont montrées tout autres : citoyennes engagées, résolues, élaborant des stratégies politiques, intervenant dans la rue et dans les assemblées… Le décret nie ce réel au nom du réel imaginaire qui affirme qu’hors de ses rôles traditionnels la femme ne peut que générer du désordre et gêner l’action des citoyens mâles. Ce réel imaginaire sera opposé aux femmes chaque fois qu’elles chercheront à s’émanciper. Souvenons nous des plaisanteries sur les suffragettes, forcément ridicules en réclament le droit de vote. Ce n’était pas sérieux, manifestaient les rieurs retrouvant l’esprit des caricatures de femmes
émancipées de Daumier[34] en 1848. Mais ces manifestations de femmes construisaient pourtant cette réalité qu’on décrétait irréelle. C’est justement aux moments où l’émancipation des femmes commence à s’inscrire dans la réalité que l’argument de l’utopie (au sens des années 70-80) va prendre le plus d’ampleur. Malgré les défaites, les moqueries, les répressions, les femmes vont obtenir progressivement le droit de s’instruire, le droit de travailler et , entre les deux guerres, les campagnes pour le droit de vote semblaient toucher au but[35].  On aurait pu imaginer que devant ce processus très concret et très réel les discours sur les incapacités des femmes, leurs fonctions millénaires et l’irréalisme de leurs revendications allaient s’estomper, mais cette réalité n’élimine aucunement le discours réactionnaire (au sens propre) assimilant l’ordre patriarcal au réel et les revendications égalitaires à d’irréalisables utopies.Autour de la première guerre un manuel scolaire destiné aux jeunes filles enseigne que « le ménage est pour la femme un devoir agréable (…) elle y est admirablement propre »[36],tandis qu’une des principales antiféministes de l’entre deux guerres, Marthe Borély, fustige les « utopistes du féminisme »[37] réclamant le droit de vote : « Le suffrage universel nous a déjà valu notre humiliation présente (en 1917) ; un suffrage plus universel ne nous apporterait que trouble et honte »[38]. Elle dénonce sans relâche cet utopisme des féministes, leurs « chimères »[39], les « faux espoirs » dont elles se nourrissent[40], et leur absence de « bon sens » qui leur fait perdre de vue « les réalités »[41].
Quelles sont ces « réalités » ? Ce sont toujours les mêmes : « Il est inutile de le nier, la femme n’est pas pareille à l’homme (…) La déduction, le raisonnement, la méditation supérieure de l’homme font qu’il réussit mieux quand il s’agit de théoriser, d’approfondir un sujet, de persévérer dans une route donnée, de porter une science à la perfection »[42] .
Toute cette argumentation déterministe cherche désespérément à rejeter hors du réel, et donc hors des possibles, tout ce qui s’écarte de l’ordre patriarcal encore dominant. Mais l’ordre dominant n’est pas le seul possible et une autre réalité surgit déjà en ce premier XXème siècle, balayant cette rhétorique du réel et de l’utopie. Elle servira certes encore, on la retrouvera,par exemple, à l’œuvre dans les débats qui suivront la parution du « Deuxième sexe »[43], mais rien n’y fait, malgré leur supposée nature inférieure, les femmes sont parvenues à acquérir les droits qu’elles revendiquaient, à voter, à faire des études, à travailler sans demander la permission à leur mari, à faire reconnaître leurs droits sur leur corps (droit à la contraception, à l’avortement), etc… et aucune catastrophe n’est survenue. Certes, beaucoup reste à faire, des inégalités subsistent et des régressions sont possibles, mais « l’utopie » de l’égalité juridique s’est réalisée et fait partie du réel d’aujourd’hui. Notre réalité, cette fois encore, se révèle composée d’un élément tout à fait essentiel qui a été pendant des siècles une utopie. Qui a dit que les utopies ne se réalisent jamais ?

Réalisme utopique

Ces deux exemples d’utopie pleinement réalisées et constitutifs de la réalité d’aujourd’hui, ne sont bien sûr pas les seuls.On aurait pu prendre l’exemple de l’abolition de l’esclavage, de la laïcité, des libertés fondamentales, etc… des droits pour lesquels il a fallu se battre et qui ont été dénoncés, quelquefois très longtemps comme des utopies irréalisables et dangereuses au nom d’un réel qui était le réel existant érigé en réel absolu.On pourrait dire au contraire, plagiant Hegel, que rien de grand ne s’est fait dans le monde sans utopie, l’utopie d’hier étant bien souvent la réalité d’aujourd’hui. Nous nageons donc ici en pleine utopie. Et c’est le réel.

[1]Alain Schnapp et pierre Vidal-Naquet, Journal de la commune étudiante. Textes et documents novembre 1967-juin 1968,
Seuil, 1988, 1ère éd. 1969, p.561
[2]Boris Gobille, La vocation d’hétérodoxie in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal, Mai
Juin 68, les éditions de l’atelier, 2008, p.208
[3]Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68,PER, 2007,p.329
[4]Parmis les ouvrages les plus médiatisés : André Glucksmann, La cuisinière et le mangeur d’hommes, Seuil, 1975;Les
maîtres penseurs, Grasset,1977;Bernard-Henry Lévy, La barbarie à visage humain, Grasset, 1977 ; E.M. Cioran,Histoire
et utopie, Gallimard, édité en 1960 mais republié en 1977 ;Gilles Lapouge, Utopie et civilisation, Champs Flammarion,
1978;Jean Servier, L’utopie, PUF Que sais je ?, 1979, etc…
[5]La barbarie à visage humain, p.40
[6]Ibid p.43
[7]Les maîtres penseurs, p. 12-13 et 17
[8]Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme , Flammarion, 1992
[9]Titre d’un article de Cécile Ducourtieux dans Le Monde du 13 avril 2017
[10]La Provence 15 avril 2017
[11]Le Figaro 21 avril 2017
[12]Le Monde 20 avril 2017
[13]Le Figaro 13 avril 2017. L’éditorial dont est extraite cette phrase a pour titre : « La faillite comme projet »…
[14]P. 43
[15]Œuvre de Thomas More écrite en 1515 et 1516
[16]Arlette Jouanna, Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté,Gallimard,2013
[17]Arlette Jouanna,Le prince absolu . Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Gallimard, 2014,p.170
[18].Montesquieu, L’esprit des lois, la Pléiade, 1951, 1ère ed.1748, p.270
[19]ibid
[20]ibid
[21]Ibid p.267
[22]Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel,
1997, 1ère éd. 1996
[23]Ibid p.96
[24]Cité par Jean-Denis Bredin, Syéyès,éditon de Fallois, le livre de poche, 1988, p.201
[25]Le mot est déjà en vogue dans son sens négatif de désordre :Timothy Tackett, Par la volonté du peuple, p.98
[26]Sara F. matthews Gréco, Ange ou diablesse.La représentation de la femme au XVIème siècle, Flammarion, 1991
[27]Bernard Cottret, Thomas More, Talliandier, 2012
[28]Maîté Albistur et Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français, édition des femmes, 1977
[29]Rousseau, L’Emile ou de l’éducation, Garnier-Flammarion, 1966 ; 1ère éd. 1762, p.507
[30]Olympe de Gouges, Œuvres présentées par Benoîte Groult, Mercure de France, 1986
[31]Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Alinéa,
1988
[32]Ibid, p. 173
[33]Ibid, P. 270
[34]Daumier, Intellectuelles et femmes socialistes, éditions André Sauret, 1974, dessins antiféministes réalisés par Daumier à
la veille et pendant la Révolution de 1848
[35]Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’égalité en marche. Le féminisme sous la troisième république, Presses de la
Fondation nationale des sciences politiques, 1989
[36]La jeune fille française, enseignement primaire-cours moyen supérieur, Librairie Larousse, p.
185
[37]Marthe Borély citée dans Bertrand Matot, ces femmes antifemmes. Aux sources inattendues du genre, Lemieux, 2017, p.
29
[38]Ibid, p. 26
[39]Ibid, p . 38
[40]Ibid, p. 32
[41].Ibid, p. 34
[42]Ibid p.. 69, citation de Gina Lombroso extraite d’un livre paru en 1924 : L’âme de la femme
[43]Sylvie Chaperon, Haro sur le deuxième sexe in Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999