Urgence ; repenser le temps et l’espace de l’intervention hospitalière

Santé
 
Répondant aux revendications des personnels des services d’urgence hospitaliers, les annonces faites le 14 juin par la Ministre de la Santé relèvent d’une logique qui a fait ses preuves : des primes de risque, bienvenues, des postes, indispensables, des rénovations attendues, le tout à hauteur d’environ 70 millions d’euros. 

Explicitement, elles visent à amortir les conséquences d’une politique défaillante dont les effets sur les personnels, notamment paramédicaux, étaient devenus délétères. Certes, on peut penser que ces mesures, nécessaires, seront jugées insuffisantes. Il est donc trop tôt pour dire si elles mettront de l’huile dans les rouages ou sur le feu. Mais il n’est pas trop tard pour plaider en faveur d’un changement, de tempo, de braquet et, plus encore de paradigme. 

Car, une nouvelle fois l’hôpital français se retrouve face à ses démons. Quels que soient les drames, les crises, les réformes, les déficits, les mêmes questions surgissent. L’une d’entre elles est récurrente : les services d’urgence bénéficient-ils de trop ou de pas assez de moyens ? Réponse attendue : pas assez si on considère que les urgences sont saturées, trop si on admet que leur usage est dévoyé. 

Au-delà de son apparence polémique cette question trahit un accord sur ce qui ferait vraiment problème : l’invasion de l’hôpital par les valeurs, les méthodes, les objectifs économiques. Elle expliquerait à la fois la pression qui pèse, intolérable, sur les personnels et, ici ou là, la dégradation de l’accès aux soins de qualité. Pourtant une idée opposée sera défendue ici : sous certaines conditions, introduire plus de logique économique à l’hôpital ne serait pas le problème mais une solution. 

Sous certaines conditions, car il faut d’abord identifier les principales caractéristiques de l’hôpital. Il faut accepter qu’il ne soit plus l’institution charitable qu’il fut et, dans le même temps, soutenir qu’il n’est pas et ne sera jamais une entreprise rentable. Il faut aussi admettre que l’hôpital soit à la fois dangereux et protecteur, centre d’expertise scientifique et lieu de vie, fermé et réceptacle tous les maux de la société. Reconnaître ces ambivalences, voilà le prérequis. Il s’agit ensuite de penser l’économie politique de l’hôpital, en essayant de faire de cette complexité un atout. 

Pour cela, il faut prendre d’abord un peu de recul. Depuis vingt ans, l’ensemble du système de santé a connu plusieurs changements de fond. Ici, on n’évoquera que le plus important : les pathologies sont devenues multiples, majoritairement chroniques et multifactorielles. En sous-estimer les conséquences, serait se priver d’un élément de compréhension central de la crise actuelle. 

En effet, ces phénomènes impliquent que, pour de plus en plus de patients, l’espace et le temps du « parcours de soins » doivent être pensés en termes de « parcours de santé ». Ainsi étendus, ces parcours nécessitent les interventions coordonnées de nombreux professionnels, établissements ou services en lien avec les aidants. 

Or, l’hôpital, centripète, tourné vers le curatif, l’hyperspécialisation et l’individualisation des prises en charge, n’est pas encore suffisamment armé pour relever, seul, ces défis. C’est pourquoi les solutions aux problèmes de cette institution se trouvent, d’abord, à ses frontières, voire à sa périphérie. De ce point de vue, l’engorgement des services d’urgences est une « mise à l’épreuve » pour l’ensemble du système de santé. Dès lors, la seule question qui vaille du point de vue de l’intérêt général est : quelle place et quel rôle doivent désormais tenir les hôpitaux ? 

Dynamique nouvelle, la nécessaire ouverture de l’hôpital sur son environnement proche ou lointain (technique, médical, social, économique) fait que cette place et ce rôle, ne peuvent plus être définis de façon uniforme sur tous les territoires. Pourtant cette diversité des institutions hospitalières est difficile à promouvoir car elle va à l’encontre des pensées et des pratiques dominantes. En effet, l’idéologie libérale mise sur la liberté du marché qui conduit à la seule recherche de la rentabilité ; la tentation centralisatrice, vite bureaucratique, tend à appliquer à tous les mêmes contraintes et les mêmes incitations ; enfin, les monopoles, les habitus professionnels et le mode de rémunération, contribuent à organiser formellement les interventions sur le seul mode du «flux tendu» tout en figeant les cloisonnements formels. 

Désormais, il convient de créer les conditions pour que soit acceptée et organisée la diversité non seulement des ressources mais aussi, des objectifs et des pratiques. D’un côté, l’hôpital gagnera en souplesse et en efficience, de l’autre, il pourra en toute responsabilité rendre des comptes à sa tutelle. 

Pour cela, les divisions du travail (à l’hôpital comme en ville) doivent évoluer sur la base de conventionnements locaux à l’échelle de territoires pertinents. Des métiers « d’interfaces » doivent être promus (Infirmières en Pratique Avancée, «gestionnaire de cas », etc.) et leurs fonctions définies en tenant compte de l’offre de soins locale et des besoins de santé des populations desservies. 

Pour être mis en œuvre ces différents principes demandent que plus de place soit laissée à l’expérimentation et que les innovateurs (professionnels de santé, patients, équipes, établissements, réseaux, Agences Régionales de Santé, etc.) soient encouragés, soutenus et évalués. Chemin faisant, les personnels de santé se sentiraient écoutés et leurs places reconnues : non comme « intervenants » mais comme « acteurs ». 

Publication de Philippe Mossé, dernier ouvrage paru : « Une Economie politique de l’hôpital : contre Procuste », décembre 2018, Ed. L’Harmattan. 

Publication de Corinne Grenier (article récent) : Grenier C. et Denis J.L. (2017), “S’organiser pour innover : Espaces d’innovation et transformation des organisations et du champ de l’intervention publique », Revue Politiques et Management Public, 34/3-4, p. 191-206 

 

Philippe Mossé, Directeur de recherche, Lest, Aix-en-Provence et 

Corinne Grenier, Professeure d’Innovation en santé, Kedge Business School