Syndicalisme et environnement

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Syndicalisme et environnement.[1] 

Nous sommes en 1965, aux USA. Walter Reuther secrétaire général du puissant syndicat des travailleurs de l’automobile appelle à « une mobilisation massive des citoyens […]non seulement pour l’eau propre, mais aussi pour nettoyer l’atmosphère, les autoroutes, les dépotoirs et les bidonvilles et pour créer un environnement de vie total digne des hommes libres” ? [2] De telles déclarations sur l’environnement sont rares car ce qui a dominé c’est une adhésion du syndicalisme au productivisme, qui peut être défini comme le culte du progrès technique, vu comme condition de l’accroissement des biens et du bien-être.[3] Ce culte accompagne la révolution industrielle. Il va de pair après la seconde guerre, avec le consumérisme, c’est-à-dire la promotion – notamment par une publicité envahissante – de la consommation de masse de biens matériels. Au passage, dans cette acceptation du fordisme, l’expérience soviétique joue un rôle important car les dirigeants ont vite repris les méthodes tayloriennes d’organisation du travail.

On traite ici du syndicalisme ouvrier en France, CGT, FO et CFDT. Mais il existe un syndicalisme paysan, dont une orientation, certes minoritaire, la Confédération paysanne se singularise par sa contestation du modèle agricole agroindustriel dominant et son engagement ancien sur les enjeux écologiques.

Quand on examine de près l’histoire du mouvement syndical et ouvrier, on y trouve des éléments de critique et de contestation du progrès technique. Dès les débuts de la révolution industrielle, la classe ouvrière sait intuitivement que sa survie est en jeu. D’abord par les conséquences du machinisme, ensuite par l’apparition des maladies professionnelles comme la silicose ou celles liées au plomb, l’amiante, le phosphore… qui la touche directement, enfin dans les conséquences sur l’écosystème urbain qui entoure les usines et les mines dans lesquels les ouvriers, leurs familles et leurs proches vivent. Dans la petite enfance de ce mouvement, il y a eu le refus des nouvelles machines, comme celui des machines à tisser par les ouvriers du textile qui les brisent car ils considèrent qu’elles les concurrencent et les privent de leur gagne-pain. C’est le cas des « luddistes » au Royaume Uni. Plus tard ce sont les luttes contre l’usage de produits nocifs dans la production : le mercure, la céruse à base de plomb utilisé dans la peinture, le phosphore dans la fabrication des allumettes. Ces luttes ne déboucheront qu’après des décennies sur l’interdiction de quelques-uns de ces produits dangereux et sur la reconnaissance des premières maladies professionnelles.

Le droit du travail qui s’édifie à partir de la loi de 1898 sur les accidents du travail, acte la subordination salariale. Et ce droit du travail est nettement séparé du droit de l’environnement. Cette frontière sera un frein considérable et durable à la rencontre entre les luttes qui naissent dans l’entreprise et celles qui se développent en dehors de ses murs. 

Pourtant si le travailleur n’est pas citoyen dans son entreprise, il ne peut pas vraiment l’être dans la cité. D’ailleurs, aujourd’hui encore, moins ils sont autonomes dans le travail, plus les salariés s’abstiennent aux élections politiques.[4]
Les années 1960/1970 sont celles de premiers craquements. L’onde de choc du mouvement de 68 bouscule les syndicats, et certaines composantes du syndicalisme incorporent alors un questionnement sur les dégâts du progrès technique. Un livre intitulé « Les dégâts du progrès » paraît en 1977, suite à un colloque du même nom organisé par la CFDT, sous-titré « Les travailleurs face aux changements techniques ». Il est préfacé par Edmond Maire, alors secrétaire général de la confédération qui écrit : « C’est de l’intérieur, à partir des situations qu’ils vivent (…), que des travailleurs – militants de la CFDT – ont tenté de dégager toute la dimension sociale du progrès technique et de l’organisation du travail. Ils montrent comment ces techniques intègrent l’exploitation, la domination, la séparation, la dépersonnalisation. Et ils tentent de dégager des pistes pour changer les modèles dont ils ont fait éclater l’apparente neutralité (…) le travailleur est le seul véritable expert de son travail (…) La tradition syndicale n’est pas scientiste, elle n’est pas inconditionnelle d’un progrès technique modelé par le ciseau du profit ». 

Avec la crise économique et celle de l’emploi, ce type de préoccupations recule dans l’agenda syndical tout au long des années 1980. Mais il se peut que nous assistions depuis peu à une évolution, allant dans le sens d’une prise en compte plus forte des enjeux écologiques. Depuis les années 1990, avec probablement une accélération depuis 2019 et la crise du COVID, on observe des avancées, certes encore fragiles. On peut y voir les implications d’un triple aiguillon : celui de la mondialisation – avec la montée du mouvement altermondialiste ;  la multiplication des arènes internationales sur les questions d’environnement impliquant les syndicats ; celui de la multiplication de scandales sanitaires et de catastrophes[5] industrielles et écologiques (AZF-Toulouse, Volkswagen, Lubrizol-Rouen, Lactalis, EPR-Flamanville) ; et celui du choc de la pandémie du COVID, associé à la prise de conscience plus large de l’urgence climatique.

La pandémie du COVID – et la prise de conscience de l’urgence climatique – a déclenché un nouveau cycle de rapprochements entre syndicats et mouvements écologiques.

Deux appels ont été lancés au cours de cette pandémie, l’un avec la CFDT, l’autre avec la CGT, la FSU, l’Union Syndicale Solidaires et la Confédération paysanne :

–       Le « Pacte pour le Pouvoir de vivre » : le 5 mars 2019, 19 organisations (60 aujourd’hui), se présentant comme des « acteurs majeurs dans la protection de l’environnement, la lutte contre la pauvreté, le soutien aux migrants, le monde étudiant, le monde du travail, de l’éducation populaire, de l’économie sociale et solidaire et de la mutualité ». Depuis, ce « pacte » se traduit principalement par des activités de communication, de formation, et d’interpellation des candidats et des élus.
 
–       Le collectif « Plus jamais ça » : le 18 janvier 2020, un collectif associant au départ 8 organisations : syndicats (CGT, Solidaires, FSU, Confédération paysanne) et associations (Attac, Greenpeace, Amis de la terre, Oxfam) publie un « plan de sortie de crise » de 34 mesures dites « alternatives au capitalisme néolibéral, productiviste et autoritaire. » Ce collectif est devenu depuis l’« Alliance écologique et sociale » : « face aux plans de relance du gouvernement, qui ne font que relancer un système profondément insoutenable, nous en appelons … à des mesures courageuses, permettant une reconversion sociale et écologique de la production agricole, industrielle et de services, pour à la fois créer des centaines de milliers d’emplois de qualité et cesser les activités les plus néfastes pour les populations et la planète ».[6]
Reste à savoir dans quelle mesure ces initiatives prises au niveau des directions syndicales seront réellement et rapidement appropriées par les équipes syndicales des entreprises et des territoires.

Paul Bouffartigue.

 

[1] Cet article est un condensé d’une conférence de Paul Bouffartigue à l’Université Populaire du Pays d’Aix le 12 décembre 2022.
[2] Cité par Michèle Descolombes, « Syndicats et transition écologique. Un paysage (partagé) de travail », Ecologie et Politique, n° 50, 2015-1, pp. 11-22.
[3] Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La Découverte, 2019. Cet auteur voit dans l’imprégnation culturelle profonde du productivisme la raison qui explique que, malgré la montée des signaux d’alarme écologiques, les défenseurs de la cause écologique peinent à convaincre.
 
 
[4] Thomas Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ? Paris, Seuil, 2018.
[5] Renaud Bécot invite à préférer celui de désastre, car catastrophe restreint les effets à l’immédiat, alors qu’ils sont différés, les responsables industriels et les autorités cherchant à maquiller ces derniers : « Au croisement des luttes environnementales et sociales » Entretien donné à la revue en ligne Ballast, 15 février 2022. https://www.revue-ballast.fr/au-croisement-des-luttes-environnementales-et-sociales-rencontre-avec-l’historien-renaud-becot/
[6] L’alliance écologique et sociale a été rejointe par de nombreuses autres organisations dont Alternatiba, Youth for climate, UNEF, France Nature Environnement.