Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe

Geopolitique
Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe
La construction européenne n’a pas été un des thèmes les plus abordés lors de la présentation des programmes politiques proposés par les différents candidats aux dernières élections présidentielles. Et pourtant les mots de souveraineté et de démocratie ont souvent été évoqués ou abordés dans les débats et souvent d’une manière péremptoire sans que les enjeux soient clairement explicités par rapport aux défis (politiques, économiques, écologiques, culturels) que la France a à relever. Dans son livre « No Demos ? », Céline Spector, philosophe politique, nous propose de revisiter, de renouveler nos conceptions de la souveraineté et de la démocratie à l’épreuve de l’Union Européenne. En s’appuyant sur l’exemple historique de la formation de la fédération des Etats Américains, de  L’Esprit des lois de Montesquieu, et de la conception du peuple selon le philosophe Habermas, ce livre fait le pari qu’une République fédéraliste européenne est possible. 
L’auteure nous rappelle que l’idée de souveraineté a été d’abord une réponse à la barbarie des guerres de religions et que cette idée s’est imposée plus généralement dans une volonté d’apaisement des conflits intérieurs (entre les seigneurs féodaux) et de protection des pouvoirs extérieurs (Papautés, Empire romain germanique, ..). La souveraineté a été au départ celle des monarques, des royautés pour affirmer leur autonomie de décision (faire la guerre, la paix, battre monnaie, ..). 

Ce livre souligne que l’histoire de la constitution des Nations n’a pas toujours été un processus démocratique (luttes contre des minorités ethniques). Il nous propose une conception non figée de la Nation et ceci pour éviter de s’enfermer dans différentes formes de nationalisme, qui visent à sanctifier un patrimoine spirituel et à sacraliser ses frontières. Pas plus qu’il n’existe de frontières naturelles, ou de langue pure, il n’existe de patrimoine qui mérite d’être sauvegardé du fait de sa seule existence : les traditions guerrières ou oppressives (pour les femmes ou les minorités) n’ont pas à être conservées. La ferveur jadis investie dans la religion fut pour une part translatée dans l’admiration de la nation. Reprenant les propos de Karl Popper, l’auteure de Demos nous avertit que les conception naturalistes et historicistes de la nation engendrent très souvent l’intolérance et la persécution, voire des tentatives d’épuration.
Aujourd’hui force est de constater que la souveraineté de l’Etat Nation est une illusion : « A l’heure où les mécanismes qui entretiennent l’injustice fiscale, sociale et environnementale ignorent les frontières, le repli stato-national serait dévastateur. La déterritorialisation et la financiarisation de l’économie ont des conséquences politiques et juridiques d’envergure : cantonnée à l’Etat nation, la volonté générale est devenue un mythe sans effectivité politique ». 

La souveraineté, en tant qu’un assemblage de droits, de compétences, et de pouvoirs, « n’est pas pour autant obsolète, elle doit être pluralisée ». Il y a des problèmes qui peuvent être résolus au niveau européen, national, régional, local. Et la répartition des compétences aux différents niveaux doit résulter d’un débat démocratique. Il faut concilier le principe démocratique et le principe de subsidiarité (traiter les problèmes au plus près des citoyens). Il y a des problèmes qui ne peuvent être traités qu’au niveau européens, d’où la nécessité de penser la souveraineté européenne.
Les opposants à la reconnaissance d’une possible souveraineté européenne s’appuient sur l’argument qu’il n’y a pas de peuple européen et que l’avènement d’une telle idée est impossible à envisager : no démos européen, donc pas de souveraineté du peuple, pas de démocratie (demo-kratos) possible au niveau européen. Pour dépasser cette argumentation, Céline Spector nous invite à ne pas prendre le modèle nationaliste du peuple, constitué par une tradition nationale intangible, une langue, une culture, une tradition historique et à penser l’idée de peuple comme « une identité variable, historique, non figée ». Il nous faut passer d’un modèle ethnique du peuple à un modèle civique dans lequel le peuple est conçu comme une association d’individus libres et égaux unis par des liens de solidarité et reposant sur un contrat social. Dans cette approche l’Europe est au départ l’association libre et volontaire d’un ensemble de démos qui composent cette entité d’un genre nouveau qu’est l’UE.
Pour faire advenir un peuple européen il est nécessaire de promouvoir une culture politique européenne à partir d’une histoire critique sur les conflits, les guerres, les périodes coloniales, les périodes de réconciliation qu’ont vécus les différents demos européens mais aussi en promouvant des manifestations culturelles et artistiques. Il ne faut pas laisser la culture, la mémoire, l’histoire aux seuls souverainistes.
Céline Spector propose de construire la citoyenneté européenne autour du concept de solidarité (entre les individus et entre les peuples) et autour d’un contrat social. La solidarité doit être la finalité de l’Europe en faisant émerger des biens publiques européens ( transitions écologique et énergétique, politique industrielle, protection de l’emploi, défense,…). Le contrat social doit protéger les individus des effets pervers de la mondialisation mais aussi ceux de la construction européenne (concurrence salariale engendrée par la libre circulation des travailleurs et des capitaux par exemples).
Ces réflexions de philosophie politique de Céline Spector nous permettent de sortir du dilemme dans lesquels les débats sur l’Europe essaient trop souvent de nous enfermer entre un libre-échangiste débridé de l’Europe ou la restauration de l’Etat-Nation. La construction d’une République fédéraliste européenne est possible et plus encore incontournable pour répondre aux défis écologiques, sociaux-économiques et culturelles des années à venir.
1 « No Demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe »,  Editions du Seuil, 2021. Avant de se plonger dans le livre, il est conseillé de visionner la vidéo (43 minutes) de présentation de l’ouvrage par son auteure : https://www.youtube.com/watch?v=GrRry7S6Wsg