Sortir du consumérisme ?[1]

DémocratieEcologieInégalités
un homme sur une montage d'objets

La critique du consumérisme est ancienne. Elle accompagne l’avènement d’une société de consommation de masse dans les pays capitalistes développés, dans les années 50-60. Elle met l’accent sur le fait que l’accroissement de la consommation de biens matériels loin d’améliorer la qualité de la vie tend à l’appauvrir. Mais depuis les années 2000 cette critique prend une forme plus radicale. Il s’agit désormais d’une question de survie de l’humanité : la poursuite du même mode de « croissance » n’est pas soutenable écologiquement, notamment parce qu’elle conduirait à un réchauffement climatique rendant la planète invivable. D’où la nécessité de remettre en question ce type de développement. D’où la légitimité du débat sur une « décroissance » – ou sur une « post-croissance »[2] – économique, sur la pertinence de la notion de PIB (« produit intérieur brut »), et sur ce dont « nous avons vraiment besoin ».[3] Quels sont nos besoins « artificiels »[4] sur lesquels nous pourrions revenir ? Et quelles démarches imaginer pour en décider ?

Nos besoins sont largement le produit des conditions sociales et culturelles dans lesquelles nous vivons. Le capitalisme productiviste leur donne une orientation très particulière, précisément consumériste : un grand nombre de besoins vitaux ou importants sont peu ou pas couverts mais un grand nombre de besoins que l’on peut juger superflus ou nuisibles sont sur- sollicités et surdéveloppés. Cette distorsion est animée par le développement des inégalités sociales, à l’échelle mondiale comme nationale. Ce consumérisme est indissociable d’un type de développement économique, insoutenable écologiquement parce qu’il repose sur un accroissement continu des ressources énergétiques et matérielles de la planète, destructeur du vivant : il est impossible de découpler cet accroissement de celui des émissions de gaz à effet de serre (GES), comme de la destruction de la biodiversité. D’où l’urgence du débat démocratique sur les besoins.

1-Nos besoins sont très largement produits/construits, socialement et culturellement.

L’histoire et l’anthropologie nous montrent l’extrême variabilité dans le temps et l’espace des manières dont les sociétés répondent aux nécessités élémentaires de la vie humaine. Les besoins physiologiques de base prennent toujours une forme culturellement construite. Et ce au travers de processus d’apprentissage implicites ou explicites. Depuis l’apparition de sociétés de classes, les inégalités de classe sont celles qui structurent le plus visiblement les inégalités des conditions d’existence et de modes de vie, les inégalités d’accès aux richesses matérielles et immatérielles produites par les sociétés. La force du capitalisme industriel a été sa capacité à promouvoir l’idéologie productiviste, soit l’accroissement infini de la production comme horizon souhaitable conditionnant la fin des grandes malédictions humaines – épidémies, famines, grande pauvreté – et un progrès social continu par l’accès de tous à une consommation de biens toujours plus divers.

2-Comment le capitalisme produit/construit nos besoins

Dans la pensée économique libérale, le marché traduit la manière dont la demande des consommateurs – donc les besoins – sollicite une offre de biens et de services de la part des producteurs. Les entreprises ne font que répondre à cette demande, les plus performantes ou les plus productives ou compétitives d’entre elles se développant au détriment des moins performantes. D’où un cercle vertueux conduisant à une satisfaction toujours grande des consommateurs via une diversification toujours plus grande des produits et des services offerts.

La critique de cette pensée et du système économique capitaliste qu’elle justifie s’enracine dans deux grandes traditions, « sociale » et « artiste »[5].

« Sociale », celle de l’exploitation des travailleurs. En tendance seuls sont produits les biens et les services marchands solvables sur le marché, c’est-à-dire rencontrant une capacité d’achat suffisante. On produira donc plus volontiers des biens et des services de luxe – automobiles, yacht, jets, piscines…, dès lors qu’en existe la demande de la part d’une classe sociale qui dispose des ressources à cet effet – que des biens et des services les plus utiles aux classes populaires – logement et alimentation de qualité, santé…

« Artiste » : celle de l’aliénation, de la perte de sens, voire de morale, associée à la généralisation de l’individualisme, de l’utilitarisme et de la marchandisation du monde : les relations humaines deviennent inauthentiques, appauvries, utilitaires, le travail comme la vie quotidienne s’appauvrissent qualitativement. L’autonomie réelle et la créativité des personnes sont appauvries. Les individus se retrouvent seuls et frustrés malgré ou à cause d’une abondance de biens marchands. La publicité envahit la vie quotidienne et cultive une multitude de besoins « artificiels » éternellement insatisfaits. Ce type de critique s’est développé dans les années 1960[6], avec un impact surtout dans les couches moyennes cultivées.

Les difficultés de rapprochement entre ces deux types de critique dans les années 68/70 ont accompagné la victoire du néo-libéralisme. C’est toujours un enjeu majeur de parvenir à les faire converger. La coexistence entre d’une part, une surabondance de l’offre de marchandises – on compte plus de 10 000 références dans un supermarché, plus d’une trentaine pour les seules boîtes de céréales – par ailleurs de qualité médiocre ou malsaine et/ou à obsolescence programmée,  et, d’autre part la masse de besoins élémentaires non ou mal satisfaits, qui peut faciliter cette convergence entre les critiques sociale, artiste et écologique du capitalisme.

3-Pourquoi le mode capitaliste de croissance est insoutenable écologiquement

Non seulement le PIB donne une idée très biaisée de la richesse réelle d’une société, mais rechercher la croissance de ce PIB est maintenant clairement insoutenable écologiquement (et socialement). Car tout ce qui se vend avec une valeur ajoutée est compté dans le PIB, même lorsqu’il s’agit d’éléments qui détériorent le bien-être des ménages. A l’inverse la masse des activités non sanctionnées monétairement mais très utiles socialement ne sont pas comptabilisées : des activités d’autoproduction ou les activités domestiques. Le PIB a finalement un apport très limité puisqu’il n’indique que la croissance du volume des quantités produites, sans rien révéler ni de la qualité, ni de la durabilité, ni de l’impact des biens et services produits sur le bien-être individuel ou collectif.

Mais ce qui saute aux yeux désormais c’est l’incompatibilité entre le modèle de croissance et la préservation de l’environnement naturel, avec la corrélation linéaire entre le PIB par habitant et le volume des émissions de dioxyde de carbone. Des seuils critiques ont été franchis ou sont sur le point de l’être en termes de climat, de biodiversité, de qualité de l’air et des sols, etc. Et les mots d’ordre de « croissance verte » ou de « croissance immatérielle » sont des  utopies scientistes, des slogans, des artifices de communication plutôt que des concepts.

4-« De quoi avons-nous vraiment besoin ? »

Répondre à cette question c’est d’abord sortir de l’économisme et redéfinir l’économie comme moyens au service de fins. Fins qui doivent faire l’objet de choix les plus démocratiques possibles. C’est ensuite se demander comment réorganiser la production en vue de travailler à l’amélioration de la qualité et de la durabilité des biens et des services plutôt qu’à l’augmentation des quantités produites ; comment mettre l’accent sur les processus de production, en visant une forme nouvelle d’efficacité, alliant le souci du travail bien fait, celui de l’économie d’énergie et de matière, et celui de la réponse adaptée et juste aux besoins de la société. Par exemple la  reconversion d’une agriculture intensive à une agriculture soutenable et biologique génèrerait des emplois, des produits de meilleure qualité et des externalités positives en termes d’environnement ; ou encore, on ne produit pas la même chose lorsqu’un service de santé résulte d’une organisation privée et à but lucratif, gouvernée par des objectifs quantitatifs abstraits et soumise à une logique industrielle basée sur la rentabilité économique à court terme, ou lorsque celui-ci est produit par des hôpitaux publics ou des maisons de santé de proximité, administrés par les soignants en lien avec les usagers.

Reste alors à imaginer les procédures de délibération et de décision collectives qui permettraient aux citoyens et aux producteurs de prioriser et de réorienter les activités dans une perspective de décroissance des activités nuisibles et inutiles et de promotion de celles qui ne le sont pas.


[1] Présentation résumée d’une conférence prononcée dans le cadre de l’Université Populaire du Pays d’Aix le 13 mars 2023. Vidéo disponible sur la chaîne UTUBE de l’UPPA : http://up-aix.com/

[2]Jean Gadrey, Adieu à la croissance, Les petits matins/Alternatives économiques éditions, 2010.

[3] Les économistes atterrés, De quoi avons-nous vraiment besoin ?, Les liens qui libèrent, 2022.

[4] Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Zones, 2019.

[5] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[6] Pensée situationniste – Guy Debord, La société du spectacle , Buchet-Chastel, 1967.– et auteurs de l’Ecole de Francfort – comme Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Minuit, 1968 (paru en 1964 aux USA)