Sommes-nous démunis ?

Socialisme
 
Présentation des Esprits fraternels
Anthologie des travaux de Jacques Viard
 
Comme la banquise qui s’effondre par pans entiers, les fondamentaux de la civilisation européenne s’écroulent les uns après les autres sous nos regards hallucinés. Le patriarcat et la suprématie de la race blanche n’en finissent plus de se fissurer. En fond d’écran, la notion de progrès est critiquée de toutes parts. La religion catholique est de plus en plus désertée. Il ne reste rien de l’utopie communiste alors que les méfaits de la mondialisation discréditent toujours plus ce qu’on appelait le capitalisme.
D’où notre question, sommes-nous complètement à poil pour affronter les défis du siècle, le défi écologique, la question sociale, la coexistence des peuples ? Sommes-nous réduits à l’improvisation comme les rejetons d’une race maudite ?
La question n’est pas d’arrêter la pioche de la déconstruction avant que n’aient été déblayées les parties gâtées de l’édifice. Le bon dentiste ne se doit-il pas d’éliminer tous les restes d’une carie avant de reconstruire ? En 1832, au moment où l’économie politique accédait pratiquement au pouvoir avec Louis-Philippe, Pierre Leroux appelait de ses vœux une « synthèse nouvelle » pour remplacer la « synthèse chrétienne » ébranlée par la Révolution[1]. En 1906, Charles Péguy appelait métaphysiques les deux visions du monde entre lesquelles la guerre faisait rage et qu’il renvoyait dos à dos, les scientistes laïcs et les catholiques. Entre temps, une nouvelle synthèse ou une nouvelle métaphysique, comme on voudra dire, était apparue en Europe au cours des deux Internationales des travailleurs en 1864 et 1889, la synthèse marxiste, bientôt marxiste-léniniste, etc. Elle s’est écroulée à son tour. La synthèse catholique ne s’est pas relevée malgré l’Encyclique Rerum novarum et le Concile Vatican II. 
Les Européens se retrouvent-ils donc à poil par gros temps, sans qu’il soit sûr que les autres continents soient mieux armés ? Alain Caillé affirme que les principes du convivialisme « synthétisent les quatre grandes idéologies de la modernité : le communisme, le socialisme, l’anarchisme et le libéralisme ». Tentons d’y voir d’un peu plus près en commençant à bien s’entendre sur les mots.
Charles Andler, maître aimé de Péguy, a reconnu en 1932 ce que ce dernier annonçait dès 1905 : la déviation du socialisme français sous l’effet du marxisme allait conduire « au naufrage de la plus grande espérance dont eût vécu le monde ». C’est à ce point de bifurcation ou plutôt de déviation que remonte Les Esprits fraternels montrant que la chute du mur de Berlin n’a pas provoqué les révisions en chaîne qui s’imposaient. Le socialisme républicain n’a pas été relevé dans toute sa richesse et demeure dans un angle mort de notre historiographie. La lourde charrette des socialistes qu’Engels qualifiait d’utopiste ne mérite certes pas davantage d’être réhabilitée que le socialisme qui s’autoproclamait scientifique.
Jacques Viard ne cesse d’insister sur le fait que le socialisme républicain n’est pas sorti du cerveau fécond d’un philosophe post-hégélien, mais qu’il est enraciné dans l’expérience de la Révolution française et dans la pratique d’associations ouvrières qui se multiplièrent à partir de 1830, relayées par des dizaines de périodiques écrits par des centaines de rédacteurs, lues pas des dizaines de milliers de lecteurs à Paris et en Province. Pierre Leroux en fut le génial interprète mais certes pas l’inventeur comme j’ai pu l’écrire maladroitement dans le titre de l’Anthologie que je lui ai consacrée. Paru en 1834, le manifeste de ce socialisme républicain s’appelle De l’individualisme et du socialisme. Son titre énonce dès l’abord que le lien social n’est pas corruptible d’un seul mais de deux côtés. En même temps qu’il proclamait à l’ordre du jour la grande question du prolétariat, Leroux mettait en garde contre l’excès du principe de société : il n’avait pour cela qu’à tirer les leçons de l’histoire : l’Inquisition catholique, la Terreur et le démon saint-simonien de l’organisation. C’est pourquoi il écrivit : « Nos pères avaient inscrit sur leur drapeau Liberté, Égalité, Fraternité, que leur devise soit encore la nôtre ! » Tout le problème politique est d’équilibrer deux principes aussi précieux l’un que l’autre mais potentiellement contradictoires, la liberté et l’égalité. C’est à Leroux qu’on doit le sauvetage d’une devise complètement oubliée et son adoption par la Deuxième République en 1848.
Le socialisme républicain culmina en 1848 au sein de la Commission du Luxembourg qui jeta les bases, hélas éphémères, de notre État-Providence : Sécurité Sociale et législation du travail. Représentant du peuple, Pierre Leroux y siégea sous la présidence de son ami Louis Blanc. Ce dernier était fameux pour son Organisation du travail, ouvrage sans cesse réédité depuis 1840, proposant de mettre en concurrence la propriété privée avec des ateliers sociaux autogérés créés par emprunt d’État. 
Actif de 1830 jusqu’en 1851, le socialisme républicain subit un coup d’arrêt avec la terrible répression qui suivit le coup d’État de Napoléon III. Un durcissement, une sorte de manichéisme en résulta, opposant anarchisme et marxisme qui se retrouvèrent face à face en 1864 et en 1889 lors des deux premières Internationales. Le socialisme républicain passa à la trappe avant que l’anarchisme, misant tout sur les coopératives et les associations, fut à son tour avalé par l’étatisme marxiste. Le socialisme républicain tenait la balance égale entre l’État, sans qui rien ne se fait, et les associations, lieu d’expression de la société civile. Mais il connut une formidable résurrection au moment de l’Affaire Dreyfus. Péguy et Jaurès émergent parmi tant de figures magnifiques. Jaurès ne cessa de vouloir ancrer, c’est son mot, le socialisme dans l’histoire de la république sociale, répétant sans cesse, après Leroux, les termes de la Déclaration de Droits de 1793. 1914 et 1917 mirent tragiquement fin à cette entreprise et nous en sommes restés là.
Le socialisme républicain dépassait la seule question sociale pour se soucier de l’égalité des sexes, de l’égalité des peuples, de la solidarité des êtres vivants et de la solidarité des générations. Héritier du féminisme saint-simonien, Leroux disait : « Ève l’égale d’Adam », il s’attira la risée de l’Assemblée en réclamant le droit de vote pour tous et fut entouré de femmes admirables comme George Sand, Pauline Roland et Flora Tristan. 
Je renvoie à mon livre Le Socialisme républicain et l’Orient (Mahomet, les Védas, Bouddha, le Tao) sur la question des civilisations. Pour Leroux, ce sont « les persécutions dont les juifs ont été les victimes qui ont causé l’esprit de lucre qui leur est reproché. La palme unique devrait être remise à ce peuple martyr parce que c’est lui qui connaît le mieux l’unité de l’espèce humaine à travers le mythe d’Adam. » Il est inutile de rappeler que Péguy et Jaurès furent à la pointe du dreyfusisme.
La question de la solidarité des générations est essentielle et c’est un autre point de discrimination avec le marxisme. Il s’agit d’abord de résister à la métaphysique catholique qui « faisait fausse route » (Leroux) en plaçant la survie de l’humanité dans un autre monde, paradis ou enfer. Non : c’est seulement en s’engendrant les unes les autres que les générations se perpétuent. Il en va des identités nationales définissables comme la liberté des peuples. Elles doivent être respectées et cultivées plutôt que piétinées. Les religions en font évidemment partie. La fraternité républicaine apparaît dès lors comme la continuation de la fraternité chrétienne, Saint-Simon l’avait exprimé en 1825 dans le texte fondateur du socialisme, Nouveau Christianisme. Cela n’empêcha pas Leroux, Péguy, Jaurès de connaître les dangers du nationalisme et de critiquer vertement l’Église du temps pour ses péchés, Inquisition, compromissions avec les nantis, antisémitisme. 
L’attention aux racines ne s’entend pas seulement au plan culturel, mais aussi au sens propre. « Les vivants se nourrissent de morts », résumait Leroux, transformiste avec Lamarck et Geoffroy Saint Hilaire, attentif au circulus que nous nommons aujourd’hui écologique par lequel tous les êtres tirent leur substance vitale des dépouilles de leurs prédécesseurs. Michelet et Hugo furent les héritiers de cette vision naturaliste.
Voilà les raisons pour lesquelles la France possède la meilleure tradition révolutionnaire, cet oxymore, de portée universelle, pour armer les volontés et les cœurs sans lesquels rien ne se fera. 
 

[1] Note de l’eccap : le lectorat pourra avoir un éclairage concernant ces références en consultant un précédent article de Bruno Viard : Marx, Proudhon et Leroux disponible ici.