Santé : D’une politique des soins à une politique de la santé

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Des Soins à la Santé

Les systèmes de soins européens, français compris, sont considérés comme les meilleurs du Monde. Pour accompagner leur adaptation à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des Etats Providence », un consensus s’est donc établi pour les améliorer à la marge.

Certains observateurs ont pu laisser croire que les changements ou réformes ainsi prônées et mises en place faisaient le jeu des acteurs du secteur privé et visaient à introduire une logique marchande et commerciale au cœur du système de soins.

Dans un premier texte, il sera démontré que, au contraire, l’objectif de la plupart des réformes est de défendre le principe de base qui est la solidarité entre bien portants et malades. Mais on montrera aussi que le problème est plus profond que l’habituelle opposition entre Etat et marché. De fait, ces réformes renforcent une conception limitée, sinon erronée,  non pas de la gouvernance ou de la régulation du système de soins, mais de l’intervention en santé elle-même.

C’est pourquoi, dans un deuxième texte on montrera qu’une autre voie plus adaptée et plus « soutenable » est d’ores et déjà envisageable.

 

Texte 1

Lorsqu’il s’agit d’examiner comment évoluent les systèmes de soins européens, on a l’habitude de distinguer ceux d’inspiration beveridgienne (Grande Bretagne, Pays scandinaves) de ceux d’inspiration bismarckienne (Allemagne, France). A l’instar du National Health Service, les premiers font reposer l’ensemble du système de soins sur trois piliers : une administration centralisée et éclairée ; un accès aux soins limité et régulé « à l’entrée » par les médecins de première ligne ; un financement par l’impôt impliquant l’ensemble des citoyens. Dans le second modèle, l’assuré n’est pas le citoyen mais le travailleur et l’essentiel du financement vient des cotisations sociales, elles-mêmes fondées sur le salaire ; concomitamment, la gestion est partagée paritairement entre syndicats patronaux et ouvriers.

Depuis la fin des années 1970, obnubilé par « l’équilibre des comptes publics », l’ensemble des gouvernements des pays européens s’est lancé dans des réformes de leur système de soins. Or, au-delà des caractéristiques liées à leur origine et à leurs fondations différentes, ces réformes ont de nombreux points communs. Ainsi a-t-on pu parler d’une convergence partielle vers un modèle qui serait peu à peu dominant et qui peut être qualifié de « néo-beveridgien ».

Ainsi en France, les traits fondateurs du modèle bismarckien ont été mis à mal par la crise et, singulièrement, par le maintien d’un taux de chômage très élevé. En réaction, le financement a été de plus en plus basé sur l’impôt (cf. la Cotisation Sociale Généralisée) et, en conséquence, l’État intervient de plus en plus dans la gestion de l’assurance maladie.

Plus globalement, depuis près de trente ans, quatre directions identiques ont été suivies par l’ensemble de ces pays en quête de réformes. La première est paradoxale puisqu’elle consiste en une élévation continue des dépenses de santé. Que ce soit dans l’absolu, en valeur, en volume ou bien encore en pourcentage de la richesse nationale (PIB), partout les dépenses de santé ont augmenté de façon régulière et significative. Il y a de nombreuses explications à ce phénomène, que l’on dit par ailleurs combattu. Certaines sont liés au vieillissement de la population, d’autres à l’accroissement du coût des technologies, d’autres enfin à la volonté de maintenir à un niveau élevé le pouvoir d’achat des professionnels de santé. Autant de dynamiques contre lesquelles il serait impossible de lutter sans mettre en péril la qualité des soins. La seconde est l’introduction, au sein d’un système largement « public » d’une certaine dose de concurrence. Ce sont ces mécanismes qui ont pu faire illusion et laisser accroire que l’idéologie libérale était sur le point de soumettre l’ensemble des acteurs du système de soins. En fait, si elle est variable selon les pays, cette concurrence est plutôt limitée, voire fictive comme en France ou largement encadrée, comme  en Grand Bretagne. C’est que, dans le secteur de la santé, comme dans d’autres, le marché ne peut pas être vecteur de justice ; mais, ici plus qu’ailleurs, il ne peut pas non plus être porteur d’efficacité.

C’est pourquoi, à ces deux caractéristiques s’ajoute une assez grande stabilité de la part des dépenses de santé financée par la collectivité. Les statistiques de l’OCDE montrent que, entre 1990 et 2006, cette part a même eu tendance à augmenter en France comme dans nombre de pays tels le Royaume Uni ou les USA.

Ainsi, se trouvent préservés les intérêts des patients/assurés/consommateurs dont l’accès à des soins pris collectivement en charge restent, malgré les crises, largement préservé. Se trouvent aussi protégés les intérêts des différents producteurs de soins (industrie pharmaceutique, etc.) dont les chiffres d’affaire et les bénéfices sont eux aussi globalement maintenus. Quant aux médecins, leur stratégie (commune à tous marchés professionnels fermés), peut se déployer sans peine. En effet, ni concurrence libérale, ni régulation étatisée, la logique qui domine dans le secteur des soins est proche de celle qu’il est convenu d’appeler la « concurrence monopolistique ».

Cette théorie visant à décrire la réalité des « marchés » est inscrite dans une perspective critique vis à vis de la science économique dominante. La théorie de la concurrence monopolistique oppose deux arguments principaux à la conception « classique » d’une concurrence pure et parfaite hissée au rang de modèle. Le premier est que les produits (biens ou services) sont toujours plus diversifiés que ne le postule la théorie standard. Le second est que la stratégie des producteurs repose le plus souvent sur une volonté de distinction.

Appliquée à l’industrie des soins, cette théorie révèle que l’intervention médicale et des réformes qui tendent à la réguler, reposent sur des cloisonnements multiples. Cloisonnements internes entre des spécialisations médicales de plus en plus pointues et consommatrices de ressources ; cloisonnements externes qui isolent le Système de Soins d’autres pans de la Société (travail, transport, logement, alimentation, environnement), le rendant moins efficace et moins équitable.

A ces cloisonnements, s’ajoute la prégnance de la conception « libérale » de la relation médecin-malade qui se soucie moins de lutter contre les causes collectives (économiques, sociales, etc.) des maladies que de s’intéresser à des patients individualisés. En atteste, par exemple, l’accent mis sur le paiement à l’acte considéré comme un pilier de la médecine ambulatoire. Depuis les années 2000, la tarification à l’activité (T2A), qui introduit une tarification à l’acte dans les établissements hospitaliers, consacre cette vision alors que des financements au forfait seraient à la fois plus efficaces et plus équitables.

Ainsi, la direction aujourd’hui dominante participe largement de la course en avant, caractéristique de l’économie capitaliste. Les premiers bénéficiaires de ce toujours plus (de médicaments, de consultations, de technologie, etc.) sont les producteurs (médecins, industrie pharmaceutique, etc.). Mais les consommateurs-patients acceptent d’autant plus facilement cette situation et ses inconvénients (telles, les maladies nosocomiales ou des « parcours » de soins ressemblant à des parcours du combattant) qu’ils bénéficient de ses avantages sans en subir directement les coûts.

Légitimée par des succès réels, et parfois spectaculaires, une véritable « industrie des soins » se déploie donc au détriment d’une véritable politique de santé publique.

 

Texte 2

Tout un courant de pensée (depuis, notamment les travaux d’Ivan Illich) s’attache à mettre en évidence les dérives du modèle dominant. Utile lorsqu’il s’agit de dénoncer ses excès ou des logiques industrielles et technicistes parfois délétères, cette stratégie est limitée car elle ne propose pas de véritable modèle alternatif. Dès lors, ces critiques radicales se placent en opposition frontale avec le pouvoir médical et, ce faisant, perdent de leur effectivité. Plus encore, elle manque leur cible.

Sans négliger l’apport de ces critiques, il s’agit ici, de défendre une position plus constructive et, surtout, plus adaptée aux besoins et contraintes des sociétés actuelles. Sans exclure les soins au sens strict, elle revient à réduire leur place relative. C’est dans cette perspective que s’inscrivent le débat autour de la société du « care » ou l’émergence d’une « nouvelle santé publique ». Ils alimentent des réflexions et nourrissent des pratiques qui s’inscrivent soit en alternative soit en complément de la médecine dominante. A leur suite, il paraît à la fois opportun et pertinent de prôner l’avènement d’une autre conception de l’intervention en santé.

Le tableau suivant résume les traits principaux de cette conception, qualifiée ici de « promotion de la santé». Elle est mise en regard de la conception dominante que l’on peut qualifier de « biomédicale ».

Modèle Modèle « bio-médical » Modèle « Promotion de la santé »
Idéologie / valeur Responsabilité individuelle Responsabilité collective
Protagonistes Professionnels de santé Citoyens
Connaissances légitimes Sciences médicales Sciences de la santé, Sciences sociales
Variable d’action Comportement individuel Conditions de vie (logement, environnement, etc.)
Espace-temps de l’intervention Temps court de la relation médecin /malade à visée curative Temps long de la prévention primaire et de l’éducation

Comme on le voit à la lecture de ce tableau, s’il n’y a pas d’opposition logique entre les deux modèles, leur compatibilité ne va de soi. Le premier est « naturellement » soutenu par les intérêts à court et long terme des professionnels ; le second va globalement à l’encontre des intérêts privés et demande un engagement de la part d’acteurs que le modèle dominant a réduit à des patients passifs. Ainsi, en matière d’action publique, il est nécessaire de sortir du « carré de sable » de la gestion du système de soins pour entrer dans la sphère de l’économie politique de la santé. Cette dernière reste à concrétiser, mais dès 2008, l’Organisation Mondiale de la Santé, offensive et déterminée, donnait la marche à suivre :

« Toute tentative sérieuse de réduire les inégalités en santé suppose de répartir autrement le pouvoir au sein de la société et entre les différentes régions du monde, de permettre aux individus et aux groupes d’exprimer haut et fort leurs besoins et de défendre efficacement leurs intérêts et, ce faisant, de remettre en question et de modifier la répartition injuste et très hiérarchisée des ressources sociales (conditions nécessaires pour une bonne santé) auxquelles tous les citoyens peuvent prétendre et ont droit » (OMS, Combler le fossé en une génération, instaurer l’équité en santé, 2008, p.24).

Plus récemment, un document québécois recense les moyens et voies par lesquelles des progrès pourraient être réalisés dans un pays développé tel que le Canada (Les approches politiques de réduction des inégalités de santé, Institut National de Santé Publique, Québec, mars 2016).

Un large consensus existe donc sur la nécessité d’agir ; de même qu’existe un accord minimal sur les leviers d’action, qui doivent se situer plus en amont dans la chaine des causes et des effets. La Suède des années 2000 est un des premiers pays ayant réellement mis ces principes en application : « …ce qui caractérise finalement la politique nationale de santé publique suédoise, c’est la réorientation de ses objectifs en fonction des déterminants de santé, et non pas vers les maladies et les facteurs de risques ; les objectifs se situant alors en dehors du domaine bio-médical, stricto senso. Enfin, c’est l’Etat qui se « contente » de définir les grandes lignes de la politique de santé publique et c’est aux municipalités, aux régions et aux agences locales de veiller à sa mise en œuvre » (D. Doumont, K. Verstraeten, Y. Gossiaux, F. Libion, Quelques exemples de politiques de santé publique mises en place au sein de l’Europe et de la Province du Québec, Univ Louvain La Neuve, 2008).

En France, les actions mises en œuvre au sein des Ateliers Santé Ville crées en 1999 et renforcés en 2006, donnent des exemples de ce que pourrait être une politique de santé publique s’inspirant de ces principes.

Cf. M. Lefranc, N. Merle et al., Atelier Santé Ville Marseille Nord : expérimentation d’un réseau santé cadre de vie, Santé Publique, 2010, V.22, N°4, pp. 461-469.

Philippe Mossé