Révolution culturelle dans le socialisme : le paramètre écologique au XIX° siècle

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On croit l’écologie récente : première erreur. On la croit réactionnaire, anti-Lumières : deuxième erreur. Les travaux de Serge Audier[1] constituent une somme qui bouleverse les idées acquises et inverse largement la relation entre socialisme dit utopique et socialisme dit scientifique. Il fait découvrir que le souci écologique est profondément enraciné dans la pensée républicaine et socialiste du XIX° siècle. 
 
On retiendra d’abord une remise en cause de la thèse centrale de Marx et d’Engels, formulée 100 fois, que le capitalisme est la clé du communisme car le développement de la grande industrie sape la base même sur laquelle la bourgeoisie s’approprie les profits. « La chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat, annonce le Manifeste du parti communiste, sont inéluctables. Le prolétariat, deviendra l’accoucheur d’une société encore plus productiviste. » Prolongeant le rationalisme forcené de Hegel, cette vision mécanique et déterministe de l’histoire partage finalement avec la bourgeoisie le prométhéisme industrialiste (et colonialiste) qui s’affichait dans les grandes Expositions universelles. L’histoire l’a invalidée puisque le capitalisme est devenu la loi de la mondialisation et que les révolutions qui se sont produites l’ont fait de façon volontariste et dans des pays peu développés, la Russie et la Chine.
Augier note que Marx a manifesté une sensibilité environnementale aiguë à partir de 1860 mais qu’il considérait les réalités les plus détestables, misère ouvrière,  travail des enfants, impérialisme yankee au Mexique ou britannique en Inde, comme des catastrophes fécondes, les conditions sine qua non du communisme, une ruse de la raison. Pour Marx, le socialisme utopique présentait l’irrémédiable défaut de correspondre à l’époque où le développement des forces productives et par conséquent la lutte des classes, condition de l’avènement des forces productives n’étaient pas encore assez mûrs. Dans ces conditions, la vie rurale n’est qu’abêtissement et l’indignation de William Morris[2] devant l’envahissement du monde par la camelote est « une rêverie sentimentale ». Cette raideur fut encore pire chez les disciples de Marx que furent Guesde en France, Bebel, Liebknetch, Kautski en Allemagne, partisans de la politique du pire.
 
La plus grande nouveauté se trouve peut-être dans une réévaluation très à la hausse du socialisme dit utopique à partir du critère écologique. Serge Audier exhume de l’oubli les divers socialismes français et anglais, les transcendantalistes américains, les populistes russes.
On découvre que Fourier, inventeur des phalanstères, était féministe et écologiste avant la lettre. Son influence fut très grande car il est le premier à avoir critiqué la société capitaliste et industrielle. Il était cependant naïf de croire pouvoir organiser des communautés grâce à l’harmonie des passions en faisant l’impasse sur la politique et sur la démocratie, en quoi Fourier reste bien un utopiste. Beaucoup plus stimulante à notre sens est la redécouverte par Serge Audier de la pensée anarchiste. Militants de l’association, Proudhon, Bakounine, Kropotkine firent le procès du collectivisme autant que de la privatisation des terres au détriment du « commun ». On découvre qu’ils furent des pionniers de la défense de la nature végétale et animale et qu’ils formulèrent une critique du culte de la science et des savants quand ils revendiquent la direction du monde comme le firent Platon, Hegel, Comte ou Marx. La figure d’Élisée Reclus retient particulièrement l’attention, libertaire, anti-esclavagiste, féministe, écologiste, partisan d’une architecture intégrée dans l’époque et le milieu. 
Aux États-Unis, Audier ressuscite Walt Whitman, Henry David Thoreau, George Perkins Marsh, Henry George, John Muir, Emma Goldman, annonciatrice de l’éco-féminisme à la tête de la revue Mother Earth, George Catlin, peintre des Indiens, et Thomas Cole, peintre de la forêt. En Angleterre, Robert Owen, William Morris, John Ruskin, et même John Stuart Mill furent des défenseurs de la nature mise à mal par l’industrie. En Russie, à côté de Bakounine et du prince Kropotkine, on découvre Lavrov et Tchernychevski qui comptaient sur les communes rurales, les mirs (que Lénine détruisit au profit des kolkhoses), pour fonder le socialisme.
L’une des figures principalement réhabilitées par cet ouvrage est Pierre Leroux, penseur autant que praticien du socialisme républicain, et la constellation de grands esprits qui gravitèrent autour de lui ou le prolongèrent, George Sand, Flora Tristan, Marie d’Agoult, Charles Andler, Luc Desages, plus tard, Théophile Thoré, Léon Bourgeois promoteur du solidarisme, Benoît Malon, directeur de la Revue socialiste, Jaurès, et tant d’autres… Admirateur de l’Inde comme Reclus, Michelet élargissait la solidarité, que Leroux préférait à la charité, aux animaux, insectes compris, aux plantes et à la terre. François Vidal, collaborateur de Leroux à la Revue indépendante, fut le précurseur de l’architecture inclusive. Émile Accolas soulignait « l’unité de substance et de composition des êtres naturels ». 
Leroux appelait circulus la loi qui s’applique à la biologie aussi bien qu’à la culture : les vivants se nourrissent des morts. La solidarité des êtres vivants commence par la nourriture puisque chaque génération tire sa substance des générations antérieures. Le socialisme n’intéresse donc pas seulement les contemporains mais aussi les générations successives. Là est la véritable immortalité, non pas dans le ciel…
 
Citations : 
–       George Sand à qui nous devons la préservation de la forêt de Fontainebleau : « Si les appétits de l’homme ne s’imposent pas dans un temps donné une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète… Ces arbres sont aussi sacrés que les nuages fécondants avec lesquels ils entretiennent des commerces incessants ; ils doivent être protégés et respectés. […] Beaucoup disent : Après moi, la fin du monde. C’est le plus hideux et funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres. » (La Forêt de Fontainebleau, 1872).
–       Célestin Bouglé : « Nous devons sauvegarder pour ceux qui ne sont pas encore le patrimoine de ceux qui ne sont plus. » (1904)
–       Joseph Reynard : « Lorsque nos ancêtres nous livrent un climat parfait, notre premier devoir est de le transmettre sans altération à nos descendants. S’il avait été détérioré par un déboisement exagéré, nous ne sommes pas libérés de cette partie de la dette sociale avant de l’avoir rétabli par une reforestation appropriée. » (1904)
 
On lit dans la conclusion de La Société écologiste : « La solidarité intergénérationnelle qui suppose une transmission des legs culturels et naturels est tributaire dans ses idées mères du socialisme romantique de Pierre Leroux dont George Sand s’est inspirée et qui anticipe les visions contemporaines d’une véritable soutenabilité économique à long terme. » (p. 681)
Après la crise de 1930, les résistances au productivisme furent marginalisées dans la gauche, la poussée du communisme devint irrésistible. « La trajectoire du socialisme sembla abandonner ses sources pré-écologiques. Les vaincus de l’histoire voyaient pourtant plus loin que les vainqueurs. » (p. 697)
 
 
[1] Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives hégémoniques, Ed. La Découverte. 2019 et La Société écologiste et ses ennemis, La Découverte, 2017.
[2] W.Morris (1834-1896) fut un ardent défenseur de l’environnement et du patrimoine architectural.