Retour sur une critique d’une allocation universelle : le principe d’inconditionnalité

Revenu d'existence
L’allocation universelle consiste en une distribution d’un revenu monétaire inconditionnel. Toute personne quel que soit son âge, son activité économique et/ou sociale a le droit de vivre dans la dignité. Cette inconditionnalité est l’objet d’une forte critique. Une critique des défenseurs de la société productiviste qui veulent continuer à conditionner l’obtention d’un revenu à un travail. Une critique des tenants de la transition écologique qui veulent conditionner le revenu d’existence à des engagement environnementalistes.
 
Faut-il une conditionnalité à la distribution d’un revenu d’existence ? Cette question occupe la première place dans les débats. Pour illustrer ces derniers nous allons relater deux propositions récentes de distribution du revenu alternatif à la distribution salariale classique : le revenu d’engagement pour les jeunes du Président Macron et le revenu de transition écologique de S. Swaton.
La première proposition s’inscrit dans le monde d’avant du système productiviste capitaliste et la seconde au contraire se réclame du dépassement de ce système au nom d’une écologie responsable et solidaire.
Pourtant si elles s’ancrent dans des projets de société opposés, ces deux propositions ont un point commun : contester l’inconditionnalité du versement d’un revenu d’existence. Nous allons successivement examiner les arguments mis en avant, puis nous les contesterons pour montrer que l’inconditionnalité renforce les libertés démocratiques et s’inscrit ainsi dans un projet global d’émancipation.
 
Le revenu d’engagement : donner un revenu sous condition d’insertion.
 
Le 12 juillet 2021 lors d’une allocution consacrée aux suites du COVID et à la reprise économique, le président Macron a évoqué la création d’un revenu d’engagement pour les jeunes sans travail, sans revenu et sans formation. Cette création ne serait en fait qu’une simple extension de la garantie jeune. Cette dernière crée par F. Hollande est un dispositif qui bénéficie à 200 000 jeunes entre 17 et 25 ne pouvant légalement bénéficier du RSA (Revenu de Solidarité Active). Ces jeunes artificiellement écartés des filets de sécurité sociaux doivent pour toucher une allocation de près de 500 euros mensuels s’engager auprès des missions locales dans un parcours d’insertion. L’objectif du président Macron est d’étendre le dispositif à une population plus large en visant environ 1 millions de jeunes adultes tout en renforçant l’aspect « donnant-donnant » du dispositif. Il ne s’agit pas de faire en sorte que la jeunesse ait de quoi vivre décemment, mais de les inciter à s’insérer dans le marché de l’emploi. La centralité du travail n’est pas remise en cause. Les questions sur les conditions de travail, la finalité des emplois ou l’intérêt écologique des postes proposés ne sont pas évoqués. Faire la preuve de son inscription dans la société productiviste doit rester le sésame de l’accès au revenu. Il s’agit moins d’un nouveau droit que d’une nouvelle obligation : s’inscrire coûte que coûte sur le marché du travail pour obtenir le minimum vital. Ce qui est visé c’est l’employabilité des jeunes et non la valorisation d’un droit à la dignité. Il est à remarquer que ce dispositif restreint à la jeunesse est beaucoup moins ambitieux que la promesse électorale du candidat Macron d’instauration d’un« revenu universel d’activité », devant permettre de limiter l’État social en rassemblant toutes les prestations dans un versement social unique. Néanmoins, la même logique est à l’œuvre, conditionner le revenu à un engagement de l’individu à participer au système productif. Même si dans bien des cas cet engagement est purement formel (s’engager dans une formation, améliorer son CV, postuler à des emplois …), l’adhésion à l’idéologie du plein emploi accessible à tous, reste un idéal indiscutable.
 
Le revenu de transition écologique : donner un revenu sous condition d’engagement écologique.
 
Selon Sophie Swaton[1], le revenu de transition écologique «s’appuie sur trois composantes et pas seulement sur un revenu monétaire inconditionnel comme dans le cadre du revenu de base. 1 : un revenu de soutien direct à une activité de type écologique ou sociale compatible avec les limites de la biosphère. Tous les métiers sont à remplacer sous le prisme de la durabilité. 2 : Ce revenu est complété par un accompagnement sur mesure des porteurs de projets qui manque aujourd’hui trop souvent à leur réalisation. 3 : Enfin, est également prôné l’adhésion à une structure démocratique au sens large du terme, favorisant le sentiment d’appartenance et la mutualisation des projets, au-delà d’un versement monétaire individuel ». Plus concrètement, il s’agit, vu l’urgence climatique, de conditionner l’octroi d’un revenu d’existence à la réalisation d’actions durables. De plus, ce revenu, pour favoriser l’autonomie entrepreneuriale, serait complété par un dispositif d’encadrement (qui, lui, serait inconditionnel) pour aider ceux qui le souhaitent à réaliser leurs projets écologiques. Enfin, pour échapper à un repli individualiste, il serait obligatoire d’adhérer à la gouvernance démocratique du dispositif. On le voit, il s’agit, dans l’esprit de l’auteure qui a consacré sa thèse au revenu d’existence, d’essayer de rendre acceptable le principe d’un revenu universel en le conditionnant à des engagements écologiques et démocratiques. Cette conditionnalité répondant à une critique morale souvent adressée à l’encontre du revenu d’existence : il est injuste que ceux qui ne fassent rien bénéficient d’un revenu, ce serait encourager le droit à la paresse.
 
La conditionnalité est donc au cœur des deux propositions évoquées. Une condition d’intégration dans la société productiviste pour le projet d’E. Macron, une condition d’engagement dans la transition pour S. Swaton. Certes les projets se positionnent différemment vis-à-vis du revenu d’existence : le dispositif de Macron vise à écarter l’élargissement du RSA aux moins de 25 ans alors, qu’au contraire, le dispositif de S. Swaton cherche à rendre plus juste et écologique le principe d’un revenu universel. Cependant on retrouve, dans les deux cas, la même conception morale : pas de revenu sans participer à  une activité économique utile à la société.
 
Cette conception morale peut et doit être débattue. Premier débat, celui de la participation à la vie démocratique. La démocratie représentative est aujourd’hui malade. Elle doit être remplacée par une nouvelle conception de la démocratie. La plus exigeante, mais aussi la plus proche du sens étymologique (le gouvernement du peuple par le peule), est celle prônée par le philosophe John Dewey : une société est démocratique quand les personnes qui se sentent concernées par un problème peuvent elles-mêmes résoudre ce problème. Or, aujourd’hui, pour résoudre nous-mêmes les problèmes écologiques qui nous concernent  tous, il faut, comme l’a montré la convention citoyenne sur le climat, bénéficier d’une ressource rare, le temps : prendre le temps de comprendre l’origine du problème, prendre le temps de s’informer sur les solutions possibles, prendre le temps de peser le pour et le contre, prendre  le temps de confronter les points de vue, prendre le temps d’élaborer des propositions concrètes, etc. Or où prendre ce temps de la participation politique si ce n’est sur le temps de l’activité économique ? Le revenu d’existence inconditionnel permet, à tous ceux qui le souhaitent de participer à la vie politique. Cette dernière cesse alors d’être une activité réservée aux professionnels (élus, lobbystes, etc.) pour (re)devenir une activité à part entière des habitants. Le deuxième débat que soulève cette conception morale est celui de la liberté. Est-ce que la liberté, c’est uniquement la liberté de choisir les produits que l’on consomme, le métier que l’on fait, les élus qui nous gouvernent ou est-ce que la liberté c’est choisir son mode de vie ? En quoi une activité spirituelle ou ludique serait inférieure et plus répréhensible qu’une activité économique ? Allons plus loin et provoquons un peu, en quoi le droit à la paresse serait un droit socialement plus nuisible que le droit à la propriété sur lequel se fonde le capitalisme ? Troisième et dernier débat que réclame cette conception morale : le droit à la dignité n’est-il pas supérieur au devoir d’activité ? Vivre dignement, avoir un revenu permettant d’avoir un logement salubre, de manger à satiété et d’élever correctement ses enfants, n’est-ce pas l’un des droits humains les plus fondamentaux ? Que l’on soit handicapé ou bien portant, jeune ou vieux, fort ou faible, noir ou blanc, n’a-t-on pas le droit d’échapper à la misère, au froid et à la faim ? Est-ce que seules les personnes que les employeurs reconnaissent en capacités physiques et psychiques de contribuer à l’activité économique méritent de vivre dignement ? Nous ne le croyons pas. Parce qu’il met la dignité de l’être humain au-dessus de l’activité économique, l’allocation universelle inconditionnelle est un formidable outil d’émancipation. Un outil d’émancipation certes insuffisant et imparfait, mais un outil qui permet de rompre avec la logique capitaliste qui fait de l’humain un instrument au service de l’économie. Un élément essentiel en tout cas pour le changement de cap.

[1] Tribune du revenu de base au revenu de transition écologique, libération, 09/06/2021