Refaire le monde de demain, c’est se défaire des habitudes numériques d’aujourd’hui

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Aujourd’hui, notre société est dite de communication. Cette appellation ne signifie pas que la société de consommation est morte. Elle désigne, plutôt, le fait que, aujourd’hui, les industries de la communication (publicité, jeux vidéo, informatique, télécommunication, etc.) sont les industries phares de notre système économique. Or, si ce système a, globalement, souffert de la pandémie, puisque la plupart des pays ont connu un recul de la croissance, les outils numériques semblent être les grands vainqueurs de cette crise. Ils permettent de rester en contact à distance alors que chacun reste confiné, ils sont indispensables au télé-travail et jouent un rôle croissant dans le temps libre (écoute de musique, visionnage de séries, etc.). De là, à voir en eux les moyens de résoudre tous les problèmes à venir, y compris démocratiques, il n’y a qu’un pas. Un pas qu’il serait souhaitable de ne jamais franchir. En effet, non seulement la connexion numérique ne réduit pas l’incompréhension humaine mais, les outils numériques marchands menacent l’écologie et la démocratie.

Les outils numériques contre l’écologie
Le numérique n’existe pas[1]. Ce qui existe, en revanche, ce sont des dispositifs numériques très différents les uns des autres ayant des usages extrêmement diversifiés. Cependant, la volonté homogénéisante qui se cache derrière l’appellation « le numérique » signale une vision du monde qui cherche à s’imposer à tous, une idéologie. Cette idéologie ne nous projette pas dans une société post-capitaliste plus écologique et plus solidaire, elle supporte  un techno-capitalisme faisant la part belle aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Elle prétend œuvrer à l’avènement d’une société de communication, mais prolonge une société de consommation où l’obsolescence n’a plus besoin d’être programmée tant l’accélération technologique déprécie continuellement les produits numériques précédents. Cette course technologique est polluante car elle contribue au gaspillage. Loin de s’inscrire dans une économie circulaire, nos smartphones et nos consoles de jeux sont remplacés alors qu’ils sont en parfait état de marche. De plus, ces outils numériques sont très gourmands en énergie : ils représentent, par exemple 13,5 % de la consommation d’électricité en France. Au niveau mondial ils totalisent 4 % des émissions de gaz à effet de serre (contre 2 % pour le transport aérien)[2]. Si les outils numériques constituaient un pays, ce dernier  serait le deuxième plus gros consommateur d’énergie au monde et le quatrième plus gros émetteur de gaz à effet de serre. L’économie numérique n’est pas une économie virtuelle, plus elle se déploie plus il faut construire des ordinateurs, bâtir des réseaux, exploiter des terres rares pour les composantes, recycler les batteries polluantes. L’économie numérique s’ajoute à l’économe classique, le mel ne tue pas le courrier, la viso-conférence n’empêche pas les réunions en présence, etc. La pollution de l’industrie numérique s’ajoute ainsi à la pollution des industries traditionnelles et c’est la planète entière qui souffre davantage.

Les GAFAM une menace pour la démocratie
A elles seules les  plus grosses entreprises du numérique, les GAFAM, représente 7 300 milliards de dollars de capitalisation boursière. C’est autant que l’ensemble des entreprises cotées de la zone euro et 20 % de toutes celles qui le sont aux États-Unis. Cette puissance économique menace la démocratie. Tout d’abord, ces entreprises deviennent plus puissantes que bien des États et négocient, en leur faveur et loin des débats publics, des avantages fiscaux. Or, les recettes fiscales contribuent aux politiques publiques de redistribution et peuvent ainsi jouer un rôle important dans la lutte contre les inégalités. Faute de cette politique redistributive, les inégalités augmentent. Or plus l’horizon d’égalité s’éloigne, plus s’éloigne le soutien à un système politique marqué par l’égalité : la démocratie. De plus, les applications et logiciels contrôlés par les GAFAM reposent sur l’exploitation d’un filon : nos données personnelles. Cette exploitation qui permet d’avoir des comptes mel ou des logiciels de visio-conférence gratuits, est un danger majeur pour nos libertés. Non seulement nos écrits, nos photos, nos vidéos, bref une part importante de notre intimité devient la propriété privée de multinationales mais, en plus, ces données intimes, sont agrégées et permettent  de connaître nos goûts, nos orientations sexuelles, nos préférences politiques, menaçant ici une de nos libertés individuelles les plus fondamentales : avoir le droit à une vie privée qui ne regarde que nous. Pour le dire autrement, les outils numériques proposés par les GAFAM nous font rentrer dans une ère de servitude volontaire numérique :  pour aller plus vite et dépenser moins, nous donnons  le pouvoir à quelques multinationales  en consentant  à transformer notre intimité en marchandise.
Les algorithmes, ces instructions informatiques qui sont censées résoudre des problèmes que nous posons aux outils informatiques vendus par les GAFAM, nous incitent à passer toujours plus de temps derrière nos écrans, orientent nos choix de films et de livres, guident nos choix amoureux sur les plate-formes de rencontre, nous renvoient prioritairement sur certains sites quand nous tapons des mots clefs sur nos moteurs de recherche, bref influencent notre vie quotidienne sans que nous n’ayons aucun moyen de contrôle sur eux. Les algorithmes utilisés par les GAFAM sont, en effet,  protégés et inaccessibles pour le commun des mortels. Du coup, nous n’avons aucun moyen de contrôler ces programmes qui pèsent beaucoup plus sur nos choix quotidiens que les recommandations des influenceurs ou les prescriptions des experts. Contre les avis subjectifs des influenceurs du net ou les recommandations rationnelles des experts, nous pouvons exercer notre esprit critique. Mais comment prendre le recul nécessaire face à des instructions informatiques invisibles ? Ces algorithmes sont donc un danger car nous ne les contrôlons pas, ils cherchent à influer sur nos décisions alors que nous n’avons aucune chance d’influer sur leur contenu. Leur but est d’aider les GAFAM à faire plus de profits, pas de favoriser une distance critique individuelle ou un bien être collectif. Pour le dire autrement, les algorithmes réduisent nos marges de manœuvre, ils diminuent notre autonomie. Or, la démocratie est justement autonomie – auto (soi même) et nomos (la norme, la loi). En démocratie ce n’est pas Dieu, le chef suprême ou les GAFAM qui font les lois qui nous gouvernent, mais les humains qui font, défont et refont les règles qui leur permettent de vivre ensemble. Plus nos choix dépendent d’algorithmes marchands, plus l’autonomie politique de chacun diminue et plus la démocratie s’affaiblit. D’autant plus que les algorithmes actuels nous orientent vers le même. Si vous avez aimé tel film vous aimerez tel autre. Il ne s’agit plus de s’ouvrir à l’autre, d’explorer des habitudes et des goûts nouveaux, mais de renforcer l’existant, de rester dans sa bulle de confort. Or, communiquer ce n’est pas rester chacun dans sa bulle, c’est prendre le risque de s’efforcer de bâtir une bulle commune. De même construire une démocratie, ce n’est pas simplement laisser chacun explorer sa manière de voir le monde, c’est construire, à partir des singularités, une vision commune, un intérêt général qui n’est pas réductible à la somme des intérêts particuliers.
 
Pistes pour combattre la connexion numérique marchande
La plus simple et pourtant la plus difficile vue la place des outils numériques dans nos vies quotidiennes est la déconnexion. Déconnexion radicale (plus d’internet, de smartphone etc.), déconnexion mesurée (éteindre la wifi et le portable tous les jours entre 20H et 7H et les week end) ou déconnexion de survie (se réfugier dans une maison sans réseau avant de faire un burn out).
On peut aussi essayer d’ utiliser les ressources de la concurrence et de la loi. Ne pas utiliser Google comme moteur de recherche mais Lilo, ne pas avoir de compte Microsof ou Amazon, utiliser un bloqueur de publicité, refuser systématiquement tous les cookies quand nous surfons sur Internet etc. On peut également participer à la belle aventure du libre. Soutenir financièrement ou mieux,  participer activement à la communauté Framasoft qui met au point et diffuse gratuitement des alternatives logiciels libres aux produits des Gafam ; on peut aussi acheter ou louer  un FairPhone  et prendre un abonnement à des opérateurs écologiques et solidaires comme Télécoop. Il est enfin possible de  travailler avec du matériel informatique recyclé et/ou accepter de payer un peu plus cher son électricité chez un fournisseur d’énergie alternative comme Enercoop.
Le mieux cependant est de redécouvrir les joies de la communication directe. Penser le monde de demain autour du verre de l’amitié. A nouveau se toucher et se sentir. Oui se sentir, se renifler comme les animaux sensibles que nous sommes. Faute de quoi, rappelle avec juste raison Frédérique Vianlatte, « L’autre n’empeste plus, il ne sent pas bon non plus. L’autre n’est plus qu’une image, un ensemble de pixels sans arôme. Le parfum de la vie s’évapore, reste juste l’effluve des gaz d’échappement[3] ». La connexion n’est pas un engagement de tous nos sens dans la relation, la connexion est la possibilité d’entrer en relation sans s’engager physiquement, un ersatz d’interaction, un échange sans danger, mais sans saveur non plus ! Refaire le monde de demain, c’est se défaire des habitudes numériques d’aujourd’hui.
 
 
Eric Dacheux, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’’université Clermont Auvergne. Dernier ouvrage paru « Comprendre pourquoi on ne se comprend pas », CNRS éditions, 2023.

[1]Vitali-Rossi, M. (2019). « Le numérique une notion qui ne veut rien dire », The conversation, 15 juillet.
[2]Sources :   
– Le guide ” La face cachée du numérique ” de l’ADEME
– Un rapport du Sénat du 23 juin 2021
[3]Extrait de F. Vianlatte, Pour résister au capitalisme faisons la sieste, L’harmattan, 2020.