Quelles conditions pour un dialogue des savoirs à visée transformatrice ?

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Quelles conditions pour un dialogue des savoirs 
à visée transformatrice ?

Dans un moment particulier où les conditions du débat public ne sont pas réunies : la place de la polémique est centrale, les échanges sont construits dans une polarité binaire : pour/contre. Alors que la connaissance et les ressources en savoirs sont accessibles au plus grand nombre comme jamais. Notre démocratie devient malade, asséchée, épuisée et épuisante. Combien d’initiatives existent et émergent mais ne font pas encore leviers au-delà des premiers concernés ? 
De nombreux acteurs affirment leur besoin de « faire », d’être dans le « concret », de vivre les transformations. Ces « savoirs chauds », de l’expérience et de l’expérimentation ont besoin de se relier, de se diffuser pour infuser, d’être visibles dans une cartographie pour être repérés et inspirer. De nombreux acteurs s’y emploient et des sites les référencent. De nouveaux médias et des formats s’inventent. De nouvelles formes d’écriture aussi. Comment s’inscrire dans ce mouvement ?
D’autres acteurs issus du monde de la recherche, académiques ou institutionnelles, du monde technique ou professionnel, produisent des savoirs institués, des ressources théoriques et conceptuelles, ces « savoirs froids » sont nécessaires pour questionner nos pratiques, accéder à des données et des analyses « objectivées ». 
Trop souvent, ces deux typologies de savoirs et souvent d’acteurs, se font face : le « concret » face à la « théorie », les « opérationnels » face aux « intellectuels ». Dans quelles conditions le dialogue est possible et quel levier ?
L’encyclopédie du changement de cap peut être un de ces espaces de production et de diffusion de ces savoirs en dialogue. Comment peut-on imaginer son développement pour qu’elle puisse se mettre au service d’espaces d’expressions, de réflexions et d’actions dans les territoires ? Pour initier cette ambition, il faut partir de soi, rester ancré avec les réalités de nos parcours, de nos vies, de nos colères comme de nos espoirs. Quelques mots alors d’où je parle pour mieux comprendre ainsi mes motivations et mon approche.  
 
Un premier parcours entre institutions et autonomie des acteurs.
Mes premiers engagements dans le syndicalisme étudiant et dans un mouvement politique de jeunesse m’ont amené à considérer l’action publique comme un levier de transformation politique et sociale et non comme une catégorie d’une science de gestion. Le droit, puis la science politique, m’ont permis d’en saisir les leviers, mais d’en mesurer aussi les freins institutionnels et culturels au sein de nos organisations, notamment politiques déjà très professionnalisées. J’ai pris la mesure d’un « monde à part », ses codes et ses rites, les processus bureaucratiques de nos institutions et la gestion de ce temps politique que les médias et les communicants découpent en « séquences ». Le rythme des rendez-vous électoraux structure une démocratie représentative épuisante et épuisée. 
Cette expérience m’a consolidé dans ma première voie, l’engagement bénévole dans l’éducation populaire sans doute pour inscrire dans la durée des transformations complexes. Administrateur national d’une grande fédération d’éducation populaire sur les questions de jeunesses, puis investi dans une association d’éducation aux médias à Marseille, je me suis inscrit dans le nouveau courant des SCOP d’éducation populaire politique qui propose une autre voie d’émancipation que la gestion d’équipements sociaux, sous contrainte de plus en plus forte d’institutions. 
 
Une expérience au sein de l’institution, au croisement du politique et du technique.
Durant 3 ans, j’ai pu exercer le rôle de directeur de cabinet à Vitrolles. Au-delà de mes missions de dircab, cette ville, son histoire, notre responsabilité collective m’a conduit à m’engager dans des projets de participation des habitants. Cette expérience construite par des rencontres et des « tentatives », volontairement dans une posture d’expérimentation a mobilisé, en interne dans les services d’abord, car ce fut le premier pari puis vis-à-vis des associations et des habitants ensuite. Cela a généré des désirs et du plaisir et ce sont bien ces énergies qui nous permettent de dépasser les tensions qui font jour. L’inconfort des postures nous rend peut-être plus fragiles, mais cela nous pousse à rester en veille et en éveil aux relations et aux opportunités. Dans le cadre d’une politique publique, la norme nous engage souvent à s’autocensurer, mais des marges pourtant existent bien et la circulation de ces savoirs et expériences devient un enjeu. L’Eccap peut en être un levier comme un espace aussi d’échanges de ces expériences concrètes, ces savoirs investis, ces savoirs « chauds ».
 
Une approche du territoire comme un milieu.
Le territoire d’une commune est un espace idéal pour questionner les transformations, elles sont faciles à repérer, à tisser, à questionner même si les modes de gestion en silo et les légitimités des « compétences techniques » peuvent freiner quelques fois la coopération. 
Cette dimension m’est apparu une évidence à la suite de l’expérience initiée en 2011 appelée Vitrolles Echangeur[1]. En lien avec Bruit du Frigo, un collectif d’architecte de Bordeaux et son fondateur, Gaby Farage, aujourd’hui décédé, nous avions imaginé une proposition politique, sociale et culturelle qui a redonné une place centrale à Vitrolles au sein de la métropole (notamment autour du chemin de grande randonnée GR2013 dont le cœur de la boucle est sur le plateau de Vitrolles). Même si la réalisation en 2013 en a montré les limites, ce fut pour moi, une des premières approches territoriales multidisciplinaires, avec l’apport d’architecte-artiste-urbaniste-paysagiste au côté des agents publics comme des associations. De nombreux collectifs ont ainsi fait de Vitrolles leur terrain d’expérimentation (Collectif ETC, Collectif Exyst, Bellastock…). Là encore, avec du recul, je mesure les liens et les savoirs acquis au fur et à mesure de ces missions, savoirs investis et savoirs institués, rapport au territoire et à son histoire, au patrimoine bâti comme au patrimoine immatériel. 
 
Une posture de tiers, facilitatrice d’un dialogue des savoirs.
Aujourd’hui, je poursuis mon engagement militant sur les enjeux urbains et le droit à la ville au sein de l’association Un Centre-Ville Pour Tous, et dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville au sein de l’association La ManuFabriK où je questionne l’animation des conseils citoyens, comme un espace de coproduction de savoirs et d’animation territoriale. Mais pour cela, la posture de « Tiers facilitateur » ou « d’animateur de milieux » est utile. Ce « tiers » résonne avec la posture d’ingénierie sociale et l’approche ergologique. Hugues Bazin poursuit dans le même texte : « Trois points d’appui sont nécessaires au levier comme force de transformation sociale. Ce chiffre « trois » est une façon de nommer l’accueil de l’Autre sans condition dans son altérité et la sortie de l’opposition binaire pour atteindre une complexité, celle des processus vivants. Ce sont ces transformations qui sont au cœur de la recherche-action. Acteur-chercheur n’étant ni une profession ni un statut, il s’agit de négocier en permanence des espaces qui peuvent jouer le rôle d’interface et valider ces processus et les compétences mobilisées en situation. »[2]
Suite à mes travaux de recherche, j’ai proposé une lecture de ce terme comme un acronyme nous permettant de repérer les enjeux à questionner pour créer les conditions d’un véritable dialogue des savoirs qui transforment, le TIERS comme 5 enjeux : (Besoin de)Temps, (Assumer une) Incertitude, (Ouvrir des) Espaces, (Attentif aux) Relations et (Produire et documenter les) Savoirs.
Cela m’amène à rester enthousiaste pour ce nouveau challenge au sein de l’équipe de l’Eccap, une encyclopédie comme un tiers espace de dialogue des savoirs à visée transformatrice.
 

[1] https://ateliermoustier.com/Vitrolles-Echangeurs / https://www.cnap.fr/sites/marseille/Vitrolles.html
[2] Hugues Bazin. La centralité populaire des tiers-espaces, in L’observatoire No 52, Observatoire des Politiques culturelles, 2018, pp 91-93