Pratique du Yoga

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J’ai commencé à faire du yoga en 1980, un peu par hasard. Cela ne faisait pas « partie de ma culture » et n’était pas en vogue comme maintenant. Simplement j’avais rencontré à l’issue d’un spectacle – à l’époque je créais des costumes pour le théâtre – un monsieur discret et lumineux qui enseignait cela près de chez moi. J’étais une jeune maman très active, et l’abandon de mes études universitaires de philosophie avait laissé en moi intacte une question que je me posais depuis l’enfance sur la façon dont il fallait vivre, et un sentiment confus d’être porteuse de quelque chose que mon mode de vie ne cultivait pas. Mes années d’université avaient bien nourri mon esprit, mais une partie de moi restait inculte, incultivée. Je n’aimais pas le sport, qui m’apparaissait demander des efforts au-dessus de mes forces, mais la tranquille simplicité de cette personne qui enseignait pourtant une discipline qui sollicitait d’abord le corps m’a appelée.

Je suis allée prendre un cours. Je ne m’y suis pas trouvée très à l’aise au début, et d’autant plus malhabile que le critère d’habileté m’échappait : j’avais fait un peu de danse et j’en avais gardé une idée de la grâce que peut avoir un corps en mouvement, j’étais volontaire et je croyais qu’il fallait réussir à bien faire ce qui m’était indiqué. Je m’appliquais donc à mettre le corps dans la forme que l’on me décrivait et que parfois en coin, je guettais sur les autres, car le professeur ne montrait pas.

Il y a de cela 38 ans. Malgré le malaise du début, je n’ai jamais lâché cette pratique.

Cinq ans plus tard je m’engageais dans une formation à l’enseignement du yoga, avec le même professeur qui s’est avéré si fiable, si solide dans son enseignement, et aussi un infatigable chercheur. Cette formation durait 6 ans, sa longueur même m’attira. J’y pressentais l’occasion de profondeur que je recherchais. À la fin, j’ai quitté ma profession de costumière de théâtre pour enseigner moi-même le yoga. Mon professeur m’a confié son école avant de se retirer et maintenant je suis moi-même formatrice au sein de l’Institut Français de Yoga[1].

Comment parler de ce que le yoga a nourri et cultivé en moi ?

Dans le yoga le corps est l’entrée en matière ; mais tout ce qui est proposé au corps sollicite la conscience, l’attention au ressenti, le développement de la proprioception. C’est un sixième sens qui fonctionne de lui-même, à l’aide de minuscules capteurs dans les articulations, pour ajuster les mouvements du corps à l’espace environnant et aux irrégularités du terrain par exemple. La pratique consciente du yoga développe cette proprioception. Qu’elle soit en mouvement ou immobile la posture est le lieu de réglages infimes en vue de favoriser le passage du souffle qui est comme la preuve de la bonne conduite de la posture. Egaliser l’appui d’un pied, déverrouiller l’assise de la tête sur les deux dernières cervicales, retrouver la direction de la pointe basse de l’omoplate, modifier légèrement celle du sacrum, changent parfois de façon radicale la respiration, comme si l’on ouvrait un robinet. Alors il n’y a plus qu’à laisser faire le flux naturel. Ce laisser-faire est un des éléments constitutif de la posture. Il y a un temps pour le faire, – la mise en œuvre, l’ajustement -, et un temps pour le laisser-faire, – l’abandon, l’accueil -. Dans ce temps, on est au diapason avec la vie, c’est un temps d’émerveillement. Les forces conjointes du corps et de l’attention créent les conditions de la circulation libre du souffle dans les méandres du corps.

Chaque fois que l’on pratique il s’agit de recréer  les conditions de cette libre circulation de la vie, de mettre de l’action dans l’inaction et de l’inaction dans l’action, comme nous l’enseigne un très célèbre texte ancien[2].

Dans une culture et un mode de société où l’homme ne croit qu’en lui et agit sans la sensation d’entrer en relation vivante avec les forces qui l’animent et l’entourent, c’est un vécu énorme : une instance de notre être s’épanouit dans le consentement, dans le « oui » simple à la dynamique propre à la vie.

Dans le courant des jours, le regard change : moins attaché, moins tendu sur les résultats, les acquisitions, les réussites ou les échecs, la valeur courante donnée aux choses. Cette instance de l’être, silencieuse et profonde, bat la mesure, bien au-delà du temps passé sur le tapis.

Le yoga propose des « exercices » au corps. Mais, par ce chemin qu’ils frayent au libre passage du souffle – et donc à tous les autres grands systèmes de circulation[3] – ces « exercices » engagent la physiologie profonde du corps, ce qui le maintient   vivant. L’observation attentive et détendue qui a permis cela est aussi porte d’entrée dans la dynamique méditative.

C’est ainsi qu’au fil des jours une intériorité se creuse.

L’intériorité est quelque chose de très concret. C’est le vécu d’un espace à l’intérieur de soi ; d’un espace ressenti consciemment.

Parfois il est inconfortable, mais quand nous en sommes conscient, ce n’est déjà plus pareil, il ne nous projette pas de la même façon à l’extérieur, en quête autour de soi, de ce qui pourrait assouvir un désir qui n’est que la gestion de cet inconfort. Il est inconfortable, mais on peut rester avec cela, on n’en est plus « éjecté », on l’accepte, on rentre dans la dynamique des choses.

Parfois aussi il est confortable, habitable on a la sensation d’être posé, porté, stable.

L’intériorité c’est un espace qui se creuse, s’évide et se structure à l’intérieur de soi, au fil des pratiques et des jours. Il permet de rentrer en relation avec soi-même. Être conscient d’être confortable ou inconfortable, n’est pas du tout égal à être confortable ou inconfortable, car ce qui est conscient en moi n’est ni confortable, ni inconfortable, c’est simplement ce qui est conscient, ce qui peut rentrer en relation. Je peux être inconfortable et rester en relation avec moi-même, je peux être inconfortable et rester en relation avec l’autre, sans me refermer.

Cet espace à l’intérieur de soi est alors capacité à rester en relation avec soi-même, de trouver en soi le recul nécessaire pour mieux voir et ÊTRE davantage LÀ, dans la palpitation de la vie et avec les autres.

Béatrice Viard

[1] L’IFY est une des trois plus grandes fédérations de Yoga http://www.ify.fr. Elle se relie à l’enseignement de TKV Desikachar – Inde, Tamil Nadu – Entre fidélité et créativité elle ne cesse de questionner comment une tradition peut rester vivante. Je dirige une collection : les cahiers de Présence d’Esprit qui rendent compte de ce travail. www.presencedesprit.org

[2] Bhagavad gītā.

[3] Sanguine, lymphatique, nerveuse.