Pour une nouvelle économie urbaine

Technocapitalisme
« Nous sommes rentrés dans l’ère des pandémies, le coronavirus n’est qu’un avant-goût de ce que nous allons vivre les prochaines années (…). Les villes sont de plus en plus denses, les écosystèmes de plus en plus fragiles et les systèmes de santé de plus en plus fragilisés. Là, vous avez un cocktail parfait pour des pandémies (Alice Desbiolles – médecin épidémiologiste). » Tout aussi alarmiste, Jean-Marc Jancovici ne cesse de nous alerter sur l’impossible découplage entre croissance et consommation d’énergie. Face aux conséquences de cette accélération technocapitaliste décrite dans nos articles précédents (1), nous estimons qu’il est possible d’échapper à une « ère des crises », mais que cela exigera un changement drastique de cap.
 
Si les enjeux que nous devons affronter sont les révélateurs des méfaits causés par un système basé sur cette augmentation généralisée de la vitesse et l’allongement des flux de toutes natures, alors il faut considérer que les solutions sont à rechercher dans des modèles privilégiant la décélération de nos rythmes de vie et la réduction des distances.
 
Ce changement concernera d’abord notre façon de repenser ce qui a été l’un des emblèmes du monde technocapitaliste : la ville. Pour pouvoir gérer des flux de toutes natures (de personnes, d’énergie, de fluides, d’informations, de biens, etc.) en quantité toujours plus grande et de plus en plus rapidement, les villes se sont à la fois densifiées et étendues. Mais, l’augmentation des distances et des quantités aura été plus rapide que celle des réseaux. En conséquence, les métropoles sont devenues la démonstration de l’incapacité d’un système à améliorer notre qualité de vie. Bien au contraire, d’une part ces réseaux, par leur complexité toujours plus grande ont montré leurs fragilités en période de crise (sanitaire ou climatique) et dont l’accessibilité, d’autre part, est devenue une source majeure d’exclusion sociale (réseaux numériques en particulier). Plutôt qu’augmenter la vitesse pour compenser l’allongement des flux, les nouveaux modèles urbains devront privilégier la réduction des distances de circulation de ces mêmes flux. C’est donc d’un urbanisme des proximités dont il s’agit, urbanisme polycentrique qui redonnera une forme d’appartenance chère à Simone Weil ce que le technocapitalisme a cherché à nous ôter.
 
Dans cette même logique de réduction des flux, ces villes devront se doter d’une économie plus sobre, plus résiliente, en d’autres termes, plus décentralisée. Leurs nouvelles centralités verront cohabiter les nouvelles formes économiques (manufacture de proximité, open-source, communauté énergétique, circuits courts, modèles contributifs, voire communs, chantiers participatifs, etc.). Cette vision de l’espace fait émerger un concept novateur, celui de « pôle transitionnel » (situé ou non) qui se caractérise par sa multifonctionnalité, sa forme collaborative et l’engagement de ses acteurs (3). Il sera voulu comme une ressource au service de l’intelligence collective de ses usagers au sens le plus large, ses partenaires formeront une communauté de pratiques, et sa gouvernance sera construite collectivement. Ainsi, cette nouvelle économie distribuée apportera à la ville une forte capacité de réponse aux besoins élémentaires des résidents (énergie, réemploi des matériaux et déchets, biens et services de première nécessité, etc.) tout en ayant réduit fortement les flux par la diminution des distances d’un côté et par sa circularité globale de l’autre. Enfin, cette nouvelle économie urbaine en circuit court et privilégiant les low-tech, loin de peser sur le pouvoir d’achat des plus modestes contribuera à son amélioration par une réduction des postes de dépenses (voir article «  Le temps du revenu contributif » dans cette même lettre).
 
Dans ce périmètre, et concernant en particulier la satisfaction des besoins primaires, une véritable économie locale verra le jour qui pourra être dynamisée par la mise en circulation d’une monnaie locale complémentaire (MLC). Une MLC « emprisonne » la richesse créée localement en alimentant l’économie de proximité au lieu du grand large, sous réserve que la demande rencontre l’offre ce qui serait le cas ici. Dès lors que les entreprises et les clients s’inscrivent dans un réseau durable de solidarité la connexion entre une MLC et le déploiement de boucles locales de développement devient une évidence.
 
La force du processus technocapitaliste réside d’abord dans sa capacité de transformation anthropologique. En conséquence, ce qui sera décisif dans la réussite de cette rupture est qu’elle devra procéder d’un mouvement ascendant, c’est-à-dire des efforts d’une population qui s’auto-organisera à l’échelle locale pour résoudre une problématique qui la concerne. C’est ici que la méthode de la recherche-action participative trouvera tout son sens. Cette méthode basée sur l’expérimentation citoyenne et l’interaction avec le chercheur procède d’une vision de la science conçue comme un bien commun qui mérite d’être gouvernée, mise en œuvre et utilisée par la société civile. Ce processus de production de connaissances partagées participera à la capacité cognitive de l’espace dans lequel il se réalise car il mobilisera une diversité d’expertises (dont expertises d’usage). C’est dans cette même perspective que chantiers participatifs et auto-production accompagnée seront privilégiés(4). Au vu de la radicalité de ces transformations, seul ce niveau très localisé permettra cet engagement citoyen dès lors qu’il considère que le sujet touche des préoccupations sensibles et concrètes.
 
Ainsi, notre proposition est relativement simple et tourne le dos au solutionnisme technologique qui a envahi les esprits. Au travers de l’émergence d’un urbanisme des proximités, nous proposons de développer des pôles transitionnels susceptibles de s’opposer aux trois piliers de la ville technocapitaliste : l’éloignement et l’accélération des flux et l’affaiblissement du sentiment d’appartenance. L’action politique devra, alors, s’attacher à multiplier les situations favorables à leur occurrence.
 
 
(1) Lettre eccap.fr n°62
(2) Weil S. L’enracinement, Flammarion 2014
(3) Vignes R. (2021). L’accélération technocapitaliste du temps – Essai sur les fondements d’une économie des communs, Ed. R&N (2021)
(4) Voir l’article dans l’eccap