Pour sauver nos démocraties, reprendre la marche vers l’égalité

Démocratie
Entre 1914 et 1980, il y eut de grands progrès vers l’égalité grâce notamment à l’impôt progressif sur les revenus qui a permis le financement de l’Etat social dans les pays occidentaux, avec un développement spectaculaire des moyens consacrés à l’éducation, à la santé et à la protection sociale. Le tournant néo-libéral depuis les années 1980 a entraîné dans les quarante ans qui ont suivi une remontée des inégalités aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. 

Sauver nos démocraties occidentales suppose la reprise de la marche vers plus d’égalité. En effet la montée des inégalités et de la pauvreté favorise abstention, désespérance, complotisme et risque de pouvoirs forts. Mais, dira-t-on, nous sommes en démocratie avec le suffrage universel ; nous n’en sommes plus au pouvoir censitaire qui limitait le droit de vote aux plus riches. Ce sont donc bien les électeurs qui sont responsables et qui choisissent ceux qui nous gouvernent. Raisonner ainsi c’est oublier que malgré le suffrage universel, l’argent et le pouvoir des riches perturbent nos démocraties. Que trop d’inégalités amènent un nouveau pouvoir censitaire pour deux raisons. 

Argent et information des électeurs. L’indépendance des médias à l’égard des puissances d’argent n’est en France qu’un vieux rêve du Conseil National de la Résistance de 1944, puisque dix milliardaires contrôlent 90% des quotidiens nationaux vendus, 55,3% des parts d’audience de la télévision et 44% des parts de la radio[1]. La mainmise des milliardaires sur une grande partie des médias ne permet pas d’informer les citoyens sur les véritables enjeux électoraux [2]. Quand Gaël Giraud admirait que les 150 membres de la Convention Citoyenne pour le Climat aient pu aboutir à des propositions intéressantes, dont avaient été incapables nos hauts fonctionnaires, il soulignait que c’était grâce à une bonne information de ces 150 citoyens. Et il pointait ainsi les carences générales de notre système d’information.  

Argent et financement des élections. Voici ce que nous écrivions dans notre article « La démocratie et l’argent selon J.Cagé » : « Dans son dernier livre « Le prix de la démocratie » (Ed. Fayard. 2018), Julia Cagé montre, chiffres inédits à l’appui, que l’argent a un rôle déterminant dans les résultats d’une élection. L’Etat subventionne davantage les orientations politiques des plus aisés, favorisant ainsi les partis de droite. Les plus pauvres paient pour satisfaire les préférences politiques des plus riches ». 

Pour reprendre le mouvement vers plus d’égalité qui a été abandonné depuis le tournant néo-libéral des années quatre-vingt, il faut examiner les insuffisances du mouvement antérieur, notamment la concentration de la propriété qui était restée importante. Certes les 40% en dessous des 10% les plus riches avaient profité de l’évolution de 1914 à 1980 et une classe moyenne était apparue, mais les 50% les plus pauvres n’en avaient pas profité. 

T.Piketty fait alors des propositions précises pour renforcer l’Etat social, c’est-à-dire les domaines de l’éducation, de la santé, de la culture, des transports ou de l’énergie «qui ont vocation à être produits en dehors de la sphère marchande ». La plus originale de ces propositions concerne sans doute la redistribution de l’héritage, qui permettrait à l’ensemble de la population de recevoir un héritage minimal.  En 2020, en Europe la part des 50% les plus pauvres dans l’héritage total est de 6%. Elle est de 55% pour les 10% les plus riches. Après redistribution de l’héritage la part des 5O% les plus pauvres passerait de 6% à 36% et celle des 10% les plus riches passerait de 55% à 19%. Cette nouvelle répartition de la propriété serait possible grâce à une augmentation de l’impôt sur les revenus, sur les successions, et à l’introduction d’un véritable impôt sur la fortune qui ne serait pas limité à la fortune immobilière.   

Une nouvelle marche vers plus d’égalité supposerait de lutter contre certaines injustices. Pour ne prendre qu’un exemple, celle de l’éducation est particulièrement criante puisque les ressources publiques sont « trois fois plus importantes par étudiant pour les élèves accédant aux filières sélectives (classes préparatoires, grandes écoles) que pour ceux allant dans les filières universitaires de droit commun ». D’autres injustices seraient à combattre : les inégalités de rémunération entre les hommes et les femmes, les discriminations à l’embauche, les inégalités concernant les services publics dans les quartiers les plus pauvres etc.   

Les perspectives révolutionnaires de T.Piketty pourraient donner à penser qu’il s’inscrit dans la lignée de ce qu’a été une idéologie dominante socialo-communiste comptant sur l’Etat et la planification centralisée pour lutter contre les inégalités, avec la conviction que tout propriétaire pouvait cacher un petit capitaliste en puissance. Au contraire il se réclame d’un « socialisme démocratique, autogestionnaire et décentralisé, fondé sur la circulation permanente du pouvoir et de la propriété ». 

T.Piketty souligne que tout mouvement vers plus d’égalité est toujours le fruit de mouvements sociaux importants. Selon lui, les deux causes les plus probables d’une nouvelle marche vers plus d’égalité seraient le réchauffement climatique et la rivalité géopolitique avec la Chine[3]

En effet, le réchauffement climatique et les catastrophes récurrentes pourraient entraîner une volonté de changement du système économique en faveur de plus d’égalité, puisque ce sont les individus et les pays les plus riches qui sont à l’origine des émissions de gaz à effet de serre et dont l’empreinte écologique est la plus dommageable. 

Guy Roustang

 

[1] Basta. Le pouvoir délirant des 10 milliardaires qui possèdent la presse française. Agnès Rousseaux. 5 avril 2017.
[2] Mon article « Information et démocratie » du 15 mars 2021 présente le livre de J.Cagé et B.Huet « L’information est un bien public-Refonder les médias ». Signalons à cette occasion que J.Cagé  est l’un des soutiens de la primaire populaire. Depuis la lettre 57, le nombre de soutiens à la P.P. a fait un bond (passant de 78 000 à 121 000), nous nous permettons de suggérer à tous nos lecteurs de prendre part à cette PP.
[3] Thomas Gomart écrit dans Guerres invisibles, Ed. Tallandier 2021 : « la mondialisation donne désormais lieu à une profonde divergence entre deux modèles de capitalisme : d’un coté un modèle occidental qui repose sur une séparation des pouvoirs et, de l’autre, un modèle chinois qui repose sur une fusion des pouvoirs au bénéfice exclusif du PCC ». Expliquer pourquoi cette rivalité entre deux systèmes pourrait favoriser la marche vers l’égalité devrait être développé dans un autre article.