Pour garder la terre habitable, il nous faut intégrer le vivant dans les comptabilités

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Dorothée Browaeys, présidente de TEK4life et auteur de 
L’urgence du vivant : vers une nouvelle économie, (Les Pérégrines, 2018)
 
Nous devons décider la paix entre nous pour sauvegarder le monde, et la paix avec le monde afin de nous sauvegarder.” Michel Serres, Le Contrat naturel, 1987.
 
Il y a 3 ans, en septembre 2019, TEK4life a organisé un Tribunal très particulier intitulé « Changer de comptabilité pour sauver le vivant ? ». Plus de 350 personnes ont assisté à la mise en accusation de Jacques Richard, professeur de gestion à l’Université Paris Dauphine, pour subversion de l’ordre mondial, manipulation de la comptabilité et tentative de marchandisation de la nature. 
Ce procès fictif a permis de comprendre qu’il y a véritablement un bug dans les rouages économiques. Et ce bug provient d’une ignorance délibérée : nos opérations comptables – censées refléter nos activités – ignorent les facteurs de production que sont la Nature et le tissu social et humain (sans lesquels aucune usine ne pourrait tourner). Dès lors, elles sont aveugles aux destructions induites par l’extraction, la transformation, le transport de nos produits. Ainsi, nous sabordons nos conditions d’existence et nos outils de pilotage ne nous l’indiquent pas ! 
 
Se doter de systèmes de mesure d’impacts 
Cette fuite en avant ne peut pas être stoppée sans un changement radical des outils de pilotage des dirigeants. C’est d’abord un enjeu de survie du business. Les dérèglements climatique et écologique exposent les entreprises à des risques systémiques : il est donc vital de quitter les activités, d’abandonner les actifs dont la valeur va s’effondrer. Plus fondamentalement, les entrepreneurs sont sommés de faire baisser leurs impacts. Cela requiert une batterie d’outils de mesure, apte à renseigner les décideurs sur les émissions de gaz à effets de serre (GES), les dégradations de l’eau, des sols, de la biodiversité liées à leurs propres activités. Ainsi, le business de demain ne se nourrira plus seulement de performances financières : il faudra attester attester de performances environnementales et sociales. 
Déjà, les quota carbone poussent à réduire les émissions de CO2 qui réchauffent le climat. Toutes les notations d’entreprises (ESG, extrafinancier…), les scores sur les produits (Nutriscore, EcoScore Planetscore… les réglementations liées au Green Deal (CSRD, Taxonomie, SFDR…) contribuent à  valoriser les performances écologiques et sociales des organisations. 
 
Faire de la comptabilité un sujet politique
Mais ce mouvement déjà amorcé par le « développement durable » prôné par le rapport Brundtland (1987) ne pourra réorienter le système productif que s’il atteint les finances de l’entreprise. Traduire comptablement les empreintes écologiques sera le gage d’une nouvelle économie apte à prendre en compte les limites des écosystèmes et à prévoir leur régénération. De même que l’on prévoit un amortissement des actifs financiers, il est ici question de provisionner les moyens pour maintenir les actifs naturels. En conséquence, nous pourrions stopper les « logiques d’externalisation » qui font peser sur des tiers les « dégâts collatéraux » des activités industrielles (Voir l’événement de la Fête à Pigou organisé par TEK4life le 1er juillet dernier) 
 
La Comptabilité permet de responsabiliser les acteurs 
Dans notre époque où la résilience va devenir vitale, la comptabilité « augmentée » (écologique et sociale) peut traduire l’alignement des entreprises avec cet enjeu. Elle permet d’intégrer l’extra-financier (les impacts) dans le pilotage et l’évaluation des entreprises. Mais cela inquiète car les entreprises comprennent bien qu’elles vont demain devoir payer des « coûts cachés » qu’elles n’assumaient pas : perte de biodiversité, dégradation de l’eau, pollutions… Des initiatives comme celle d’Axylia avec son indice Vérité50 montrent que les entreprises du CAC40 se retrouvent avec des dettes considérables dès lors qu’on leur impute le prix de leurs émissions carbone (avec la TeqCO2 à 100€) 
 
La comptabilité est une grammaire
La comptabilité n’est pas une simple affaire technique. C’est un langage, un système d’orchestration qui décrit  les créations et les destructions de valeur. Ce rôle ne peut pas seulement concerner les acteurs économiques, mais doit pouvoir impliquer tout citoyen soucieux de dire « ce qui compte pour lui ». 
On peut distinguer 4 grandes fonctions de la comptabilité : 
– la première peut se traduire par la question « Que prendre en compte ? » ; elle concerne les représentations, les catégories qui organisent pour chacun la valeur des choses. 
– La seconde fonction a trait aux engagements et aux responsabilités et peut aussi se résumer par l’interrogation : « Que prendre en compte ? ». 
– La troisième fonction cible le « contrat social », la raison d’être de la comptabilité en interrogeant : « A qui rendre compte et de quoi ? ». 
– Enfin en quatrième lieu, la comptabilité sert enregistrer les données monétaires mais elle peut dorénavent « tenir compte » des capitaux naturels : il oblige à répondre à la question : « Que compter et comment ? » 
 
 
Modèles alternatifs 
Les pratiques comptables sont normées et leur évolution va être longue si l’on veut qu’elles intègrent des valeurs monétarisées liées aux données climatiques et environnementales. En France des modèles alternatifs ont été élaborés et sont en phase de tests auprès d’entreprises cobayes. Le modèle Care-TDL (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) conçu par Jacques Richard et Alexandre Rambaud (Chaire de comptabilité écologique, AgroParisTech, Université Paris Dauphine) redéfinit les capitaux et généralise le principe d’amortissement aux capitaux naturels et sociaux. Il ne permet pas de compenser un capital par un autre en référence à la soutenabilité forte.  Le modèle Lifts mit au point par Audencia Business School est conçu à partir des limites planétaires : il établit un quota pour chaque impact (carbone, biodiversité…) qu’il ne faut pas dépasser. 
 
Passons à l’action
Pour se repérer dans ce paysage en évolution rapide, TEK4life a publié en mars 2021 une Cartographie des Enjeux, des Acteurs et des controverses d’une comptabilité multi-capitaux pour l’Anthropocène. Elle a créé l’Alliance ComptaRegeneration quiréalise une veille, une acculturation, des expérimentations pour saisir les outils d’évaluation environnementale et les nouveaux modèles comptables. Au sein des sept collèges, on trouve des représentants de Danone, Veolia, La Poste, In Vivo, Mirova, Grant Thornton, Cerfrance… des acteurs académiques pouvoirs publics et ONG. Un parcours original de formation sur les comptabilités écologiques a été inauguré en 2022 (voir ici le programme). 
 
Vers une conditionnalité du business
La perspective d’une comptabilité écologique converge avec d’autres tendances. On recherche un peu partout dans le monde de nouveaux référentiels de mesure du progrès au-delà du PIB : IDH, Nouveaux indicateurs de richesse de la loi Eva Sas (avril 2015), Rapport 2002 Reconsidérer la richesse, Patrick Viveret, conseiller référendaire à la Cour des Comptes. 
Par ailleurs, on sent monter un mouvement pour installer durablement la « préférence écologique » qui donne de la valeur à qualité de vie, à la qualité agricole (aliments et sols vivant), à la santé des gens, à la biodiversité (équilibres). Des entreprises cherchent à devenir « contributives[1] » (ou à mission) en recherchant des business models régénérateurs. Avec le Green Deal et les logiques d’alignement aux trajectoires zéro carbone (Taxonomie), les entreprises vont devoir de plus en plus conditionner leurs activités à leurs performances écologiques. 
 
Publications sur la question abordée :
Intégrer l’environnement dans la comptabilité des entreprises, Interview de Dorothée Browaeys sur le site RSE du Ministère de la transition écologique, 18 février 2022
Soyons comptables du vivant face aux générations futures, par Dorothée Browaeys, UP’Magazine, 28 août 2019 
Pas de transition écologique sans transformation comptable, par Alexandre Rambaud, Clement Feger, JP Karsenty et D. Browaeys, UP Magazine, 6 février 2019.
 
[1] L’entreprise contributive, Fabrice Bonnifet et Celine Puff Ardichvili, Decitre, 2021