Originalité de la laïcité française selon Régis Debray

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Par ECC
Régis Debray  extrait d’un article du Nouvel Observateur de 1995

Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés eurent l’audace d’arracher à Dieu, pour la première fois, le gouvernement des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et à contre-courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République n’a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n’y avait que deux républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques changements de noms, alentour, je me risquerai à soutenir que la situation, cent ans plus tard, n’a pas beaucoup changé. A l’Audimat planétaire, nous voilà encore plus à l’index. Dans un monde où sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déjà qualifiés de religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin. Dans la Communauté européenne qu’on dit sécularisée, la laïcité n’est nulle part un principe constitutionnel. Pas plus qu’elle ne l’est aux Etats-Unis d’Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la séparation des Eglises et de l’État), ou en URSS, où régna pendant soixante ans une religion d’Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n’ont évidemment pas l’exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien sûr, dans les écoles publiques d’Espagne. La déchristianisation n’empêche pas les petits Danois de commencer leur journée scolaire par un psaume. Ni le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l’anglicanisme est d’Etat. Ni le Code pénal allemand (article 166) de sanctionner le blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie n’a dû d’être publié qu’à l’article 147 dudit code qui punit les seules injures faites à Dieu mais non à ses prophètes. Rappelons qu’en France le blasphème a cessé d’être un délit en 1791.

Régis Debray, Extraits du livre “France Laïque” Tracts en ligne Gallimard 2 décembre 2020

Pour la compréhension, le “défunt” dont il parle est son projet d’enseignement du fait religieux, qui a été enterré par tous les ministres de l’Education
 

De quel défunt s’agissait-il ? D’une approche raisonnée des religions, au pluriel, comme des données de civilisation, faits de société (collectifs) et faits de mentalité (individuels) indissolublement liés, observables par quiconque à l’œil nu. Trois objectifs. Le premier, recoudre le tissu déchiré des mémoires hic et nunc, à défaut de quoi deux tiers du patrimoine culturel occidental – peinture, musique, architecture, littérature –, ainsi que les principaux repères de la vie sociale (calendrier, édifices, symboles) deviendraient lettre morte. Pour nous, une jouissance en moins. Le second, comprendre et replacer l’événement dans la longue durée qui seule peut en rendre raison. Reconnaître les traces que l’inconnaissable a inscrites tout au long des siècles dans nos paysages, nos jours fériés et nos hémicycles, depuis le calvaire breton jusqu’au bleu marial du drapeau européen avec les douze étoiles de l’Apocalypse de Saint Jean. Le troisième, permettre aux élèves de toutes origines de se respecter, en gagnant à la fois en estime de soi et en compréhension des autres. Ces cours d’histoire et de géographie étant naturellement confiés, non à des religieux habillés en témoin, cela va sans dire, mais aux professeurs des disciplines concernées, dans le cadre d’une formation permanente destinée à mieux les armer intellectuellement et professionnellement, formation assurée par les meilleurs spécialistes. Le rapport préconisait, à destination des enseignants stagiaires, un module « Philosophie de la laïcité et enseignement du fait religieux »
(…)
Vitale et décisive, la conjonction de coordination. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange, et quelle meilleure illustration d’une laïcité en acte qu’un arpentage tranquille, distancié et méthodique d’un terrain réputé étranger ou hostile ? Pusillanime, inconséquente et tournant à vide serait une laïcité réduite à ses acquêts juridiques et de sonores affirmations de principe. C’est l’application concrète du principe qui lui donne vie et crédibilité. Dissocier les deux versants reviendrait à laisser aux religieux le monopole du discours sur la religion, et entretenir le face-à-face entre des religions sans culture, les plus nocives, et des cultures ignorantes des religions qu’elles trouvent ou croisent sur leur chemin. Quand la fin de la politique comme religion débouche sur la religion comme politique, il faut prendre la question à bras-le-corps. Si on me permet un aveu personnel, après avoir intitulé le manifeste dit des intellectuels lors de l’affaire de Creil2 (1989) « un Munich de l’école républicaine », après avoir demandé, dans la commission Stasi (2003), que l’interdiction des signes religieux ostentatoires dans les écoles fasse l’objet d’une loi et non d’un règlement (tout en respectant une courageuse opposition à cette décision), j’aurais eu le sentiment d’abandonner ce parcours à mi-chemin si ces mesures d’exclusion n’avaient pas pour complément logique l’inclusion des phénomènes religieux dans le champ des études. C’eut été s’en tenir à une laïcité de théâtre, qui débite son texte sur la scène sans descendre dans la salle.
Nos autorités ont jugé plus confortable la bonne vieille division du travail : aux entrepreneurs religieux, en exclusivité, le Tout-Puissant (peu miséricordieux). Aux éducateurs laïques, une ferme ignorance des entreprises religieuses, anciennes et nouvelles. Le passage d’une laïcité d’incompétence (« le religieux ne nous regarde pas ») à une laïcité d’intelligence (« il serait peut-être temps d’aller y voir ») exigeait que fût étendu le travail des Lumières aux zones d’ombre de la modernité démocratique, d’après son injonction : aude sapere, « ose savoir ».