NOUS AUTRES MUTANTS

EcologieTechnosciences

Bernard Charbonneau face à la Grande Mue

Moins connu que son ami Ellul, autre pionnier de l’écologie intégrale, Bernard Charbonneau a cherché sa vie durant à défendre une certaine idée de la liberté. Sa pensée nous offre de nombreuses armes pour résister au règne de l’artificiel sans diviniser la nature.
Nature et liberté
Né en 1910, Bernard Charbonneau a grandi dans l’ombre de la Première Guerre mondiale. Dès son jeune âge, il a eu la conviction que son siècle serait, en même temps et pour les mêmes raisons, celui du totalitarisme et du saccage de la nature. En 1935, il rédige avec son ami Jacques Ellul les Directives pour un manifeste personnaliste qui proposent, au nom d’un idéal de liberté et d’autonomie, une critique de l’idéologie productiviste et techniciste qui anime tout autant le libéralisme que le communisme et le fascisme.
En 1937, Bernard Charbonneau a fait circuler dans les cercles personnalistes un manifeste intitulé : Le sentiment de la nature, force révolutionnaire. Il y proclamait la nécessité de mettre la question de la nature et de sa protection au cœur de la politique. L’artificialisation de l’existence qui caractérise notre civilisation industrielle et technicienne prive les hommes de la possibilité d’établir un rapport personnel et équilibré avec la nature. En même temps, elle requiert une sur-organisation sociale qui risque de priver l’homme de liberté. Dans un monde qui tend à devenir totalement organisé, c’est-à-dire sous contrôle, la protection de la nature est une nécessité non seulement pour éviter des désastres écologiques et assurer la sécurité de l’humanité, mais aussi pour protéger le besoin humain de liberté. En effet, être à la fois naturel et spirituel, l’homme a un besoin vital de rencontrer une nature hors de lui, pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde. À ce besoin, l’ère industrielle ne peut répondre.

Protéger l’homme de lui-même

Il ne s’agit donc pas tant de sauver la nature pour elle-même que de préserver les conditions d’existence d’une humanité libre dans une nature vivante. Charbonneau n’a jamais été l’apôtre d’une sacralisation de la nature, et il ne croit pas qu’il y ait pour l’homme une manière « naturelle » de vivre, qui définirait une fois pour toute la bonne vie. Ce n’est pas la nature « en soi » qu’il convient de protéger : sa puissance cosmique dépasse infiniment l’homme et les galaxies n’ont nullement besoin de son respect. L’homme peut désormais se détruire biologiquement et spirituellement, mais il ne peut détruire la nature. Si l’homme introduit dans la biosphère des perturbations trop importantes, c’est toujours le jeu imperturbable des lois de la nature qui rendront la terre inhabitable pour l’homme. La nature, elle, continuera à exister ; elle a pour elle les millions d’années et l’immensité du cosmos pour recommencer.
La nature est invincible, c’est l’homme, capable de liberté, qui est fragile. Charbonneau redoute que l’imprudence et l’inconséquence humaines favorisent une réorganisation de la nature, qui de toute façon, produira de nouveaux équilibres, équilibres dans lesquels l’homme libre n’aura peut-être plus sa place. Charbonneau n’a jamais idéalisé le passé et ne nous propose pas un retour en arrière. Il ne rejette pas le progrès technique car il n’y a pas de liberté sans exercice d’une puissance. L’homme doit mobiliser la puissance de son esprit et de sa technique pour créer dans la nature un espace de liberté. Toutefois, dans un monde limité, le développement indéfini de la puissance matérielle et de l’organisation sociale risque d’anéantir la liberté de l’homme.
La Première Guerre mondiale puis la montée des totalitarismes ne sont que des préfigurations partielles du danger qui menace désormais l’homme, à savoir l’émergence et la mise en place d’une organisation sociale totale. En même temps, la saisie de toute la nature par la société industrielle augmente le risque de chaos écologique. Ce n’est donc pas de protection de la nature qu’il s’agit, mais de celle de l’homme par et contre lui-même.

La Grande Mue de l’humanité

Si Charbonneau affirme que le « sentiment de la nature » est une force révolutionnaire, c’est parce qu’il pense que la disparition des campagnes et le saccage industriel des milieux naturels sont inscrits dans la logique de fonctionnement de la société moderne. Et cette logique ne résulte pas seulement de la recherche égoïste du profit qui caractérise le capitalisme. Le « technocapitalisme » contribue à l’artificialisation du monde, mais il ne la crée pas. Il en est l’un des vecteurs les plus puissants, mais il n’en est pas l’origine. Elle vient de plus loin et de plus profond, et sous-tend également les progrès de l’État. C’est pourquoi elle anime non seulement les sociétés libérales, mais les sociétés totalitaires. De droite ou de gauche, le fascisme partage avec le capitalisme un idéal productiviste.
Vouloir protéger la nature, c’est donc œuvrer pour une réorientation de la civilisation et pas seulement pour un changement de gouvernement ou même de régime de la propriété. En outre, la question de la nature et de l’artificialisation de l’existence n’est qu’un des effets d’un processus plus large. En s’appuyant sur l’analyse des évolutions sociales et politiques dont il a été le témoin pendant les années 1930 et 1940, Charbonneau a pu identifier divers problèmes de société qui aujourd’hui nous semblent cruciaux. Il pose déjà les problèmes de la technocratisation de la vie sociale et politique, de la dégradation rapide des milieux naturels, de la liquidation de l’agriculture paysanne, des propagandes et des médias, de la transformation de la culture en une industrie du spectacle, etc. Pour Charbonneau, il s’agit de manifestations, liées entre elles, d’un processus de fond qu’il appelle la Grande Mue de l’humanité. Celle-ci se caractérise par la montée en puissance accélérée du pouvoir d’agir des hommes dans tous les domaines, et pas seulement dans le domaine de la production économique. Le progrès des sciences et des techniques a permis un accroissement de la puissance humaine sur le monde matériel, ce qui a rendu possible le décollage de la croissance économique et de la production de biens de consommation

La volonté de puissance

Mais cette montée des appareils de puissance a une autre dimension : ce nouveau pouvoir d’agir s’exerce autant sur les réalités matérielles (le corps humain inclus) que sur les réalités sociales. Il réorganise en effet les comportements des individus et des groupes grâce au fonctionnement impersonnel de l’État. Économique, technoscientifique, organisationnelle, ces trois dimensions en interrelation de la puissance sont des manifestations d’un processus unique, qui se prépare depuis longtemps et dont l’accélération depuis la naissance de la civilisation industrielle en Europe entraîne un bouleversement complet de la civilisation, et cela sur toute la planète : « L’État, c’est la machine, ou plutôt l’État et la machine ne sont que deux aspects d’un même devenir. Dans leur tâche unificatrice, l’industrie et l’État convergent vers un même but. Aujourd’hui ils sont sur le point de se confondre. Dans la guerre moderne, la puissance de feu, c’est la puissance industrielle. La concentration économique entraînée par le développement du machinisme impose, tôt ou tard, la centralisation politique. Le règne du grand capital ne fait que précéder celui de l’État. Parce que la même raison profonde meut leur progrès : une volonté de puissance matérielle . ».
Charbonneau a recours à cette notion de mue pour désigner un processus de transformation qui est fondamental, en ce sens qu’il affecte non seulement tel ou tel aspect de l’organisation de la société, mais aussi la condition humaine dans son ensemble. Il a la conviction d’assister à l’émergence d’une nouvelle civilisation, phénomène qui par son ampleur et ses conséquences est comparable à la « révolution du néolithique », liée à l’invention de l’agriculture. À bien des égards, cette « Grande Mue » correspond à ce qu’on appelle couramment la « révolution industrielle (1)». Mais pour Charbonneau, cette notion relève d’un point de vue économiste qui sous-estime les facteurs culturels, politiques et spirituels. Sociologiquement trop partielle et historiquement trop courte, elle suggère que l’essentiel des bouleversements du monde contemporain découlent des transformations économiques engagées au XIXe siècle. Elle offre un cadre conceptuel bien trop étroit pour penser, sur le long terme, les enjeux de cette profonde transformation sociale.

Vers la totalisation sociale

De cette Grande Mue, Charbonneau souligne deux aspects. Elle se caractérise en premier lieu par une accélération de la montée en puissance du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne un bouleversement continuel de la nature et de la société, bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée et finit par s’emballer comme un glissement de terrain qui dévale sa pente par simple inertie. Elle se caractérise aussi par un mouvement de totalisation, auquel elle tend d’elle-même, par la force des choses, c’est-à-dire selon une nécessité qui se déploie de manière impersonnelle et indifférente aux projets humains. L’exemple de la Première Guerre mondiale montre que la course aveugle à la puissance exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, agricoles et forestières, de la totalité de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples, à qui on demande non seulement de participer par leurs actes, mais aussi de consentir intérieurement au conflit et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire.
Ce que Charbonneau redoute, c’est la disparition de la liberté dans un monde totalisé. Il craint que, conjuguées, la compétition politique, la compétition technique et la compétition économique, finissent par contraindre les hommes à se soumettre à une organisation totale qui seule pourra (peut-être) les sauver du chaos social et écologique, mais au prix de leur libre-arbitre. « Parce que notre puissance s’élève à l’échelle de la terre, nous devons régir un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale (2). »
Le mouvement même de la modernisation expose donc l’humanité tout entière à un risque d’une nature nouvelle : pour échapper à sa soumission originaire à la nature, les exigences du progrès conduisent l’homme à se soumettre à une « seconde nature » qui serait sociale cette fois-ci, et tout aussi inhumaine que la première. La déshumanisation par l’organisation totale, « l’inconcevable fin d’un monde parfaitement clos dans ses frontières » : tel est pour Charbonneau l’enjeu d’une montée en puissance sans contrepoids. C’est pourquoi nous devons apprendre à maintenir un équilibre entre deux exigences également nécessaires mais pourtant contradictoires : d’un côté, nous libérer de la nature en exerçant un pouvoir sur elle, et de l’autre, choisir de limiter notre puissance sur elle par besoin d’être libre dans la nature. « Nous ne pouvons pas esquiver notre condition, notre chance n’est pas plus dans le progrès que dans le retour à la nature. Elle est seulement dans un équilibre précaire entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir la veille de la conscience », conclut-il dans Le Jardin de Babylone.

Article de Daniel Cérézuelle déjà paru dans Limite, avril 2017, Revue d’écologie intégrale.

1- Charbonneau, Bernard : L’État. Economica, Paris, 1987, p. 108.
2- Charbonneau, Bernard : Le Jardin de Babylone. Editions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 2002, p. 30-31. Cette idée sera développée dans Le Système et le chaos. Editions Sang de la Terre, Paris, 2012