Noailles, entre ombres et lumières

Démocratie
Noailles, entre ombres et lumières
Cet article n’a pas vocation à analyser dans les détails les enjeux politiques, urbains, sociaux et économiques des enjeux de l’habitat dans le centre-ville de Marseille. 
Il est un premier partage d’une expérience de vivre et fabriquer la ville, entre urgences, violences institutionnelles, auto-organisation, émotion et tentatives d’organisation collective pour tracer un chemin vers une coconstruction de nos espaces de vie et d’habiter. 
C’est aussi le désir aussi pour l’auteur de commencer à prendre la plume pour contribuer à un récit dont les conditions de sa co-écriture sont au cœur de la transformation de Marseille, en tentant de mettre en dialogue des savoirs et des expériences. 
C’est enfin, pour l’Encyclopédie du changement de Cap, le choix de documenter les expérimentations et de s’inscrire comme un espace, au côté d’autres, de recherche-action croisant des pratiques, des auteurs, des questions et renouveler une énergie qui, à certains moments, peut s’épuiser. 
Cet article est donc le premier d’une série qui souhaite participer à la mémoire vivante de la fabrication d’un quartier, chaque jour, sous nos yeux et par nos liens.

1. Marseille et son centre-ville pour tous.

Marseille est l’une des grandes capitales régionales en Europe qui conserve un centre-ville populaire et d’une grande mixité sociale et d’usages. Pourtant, la municipalité durant des années n’a eu de cesse de vouloir le transformer afin qu’il soit au service d’une économie touristique entre « grands événements » et croisières. Les habitants devaient donc partir. La première lutte a été à Belsunce puis, la plus longue et emblématique, celle de la rue de République au début des années 2000. C’est ainsi qu’un groupe de citoyens engagés dans des associations de défense des droits humains (La Cimade, Ligue des droits de l’homme…), des urbanistes, architectes, économistes et artistes ont créé l’association Centre-ville pour tous. Elle a été une des premières à mener la lutte en mobilisant des savoirs pluriels, techniques, juridiques, politiques et en partant d’abord des premiers concernés, pour ce premier combat, les habitantes et habitants de la Rue de la République. Par un processus d’enquêtes et une démarche en recherche-action, la mobilisation a pu ainsi à la fois, répondre à des enjeux d’urgence de chaque habitant traité lors des permanences hebdomadaires, s’allier à des techniciens et experts pour mener la bataille juridique en s’appuyant sur le droit administratif et le droit au logement et enfin mobiliser l’opinion publique par l’organisation de manifestations et l’interpellation des élus.
De la Rue de la République, à Belsunce ou Noailles, et dans de nombreux quartiers, l’association a été reconnue comme une force sur laquelle des habitants pouvaient s’appuyer.

Depuis plus de 20 ans, sur ces traces, de multiples acteurs et habitants se sont mobilisés pour penser les conditions de maintien de ce centre-ville pour tous à Marseille. D’abord pour y conserver une fonction d’accueil millénaire des populations immigrées et des plus fragiles croisant des classes moyennes, des jeunes, de nouveaux arrivants, voir certains « venants » comme le terme utilisé par Hadrien Bels dans son roman « Cinq dans tes yeux ». Cette autofiction sur Marseille et son évolution depuis 30 ans est un plaisir à lire, entre nostalgie, lucidité et un humour corrosif.

2. Le quartier de Noailles entre habitants et habitués

Un quartier en particulier incarne cette diversité d’usages et donc ces frottements entre clients, habitants, commerçants et quelques luttes sourdes pour occuper l’espace public entre les vendeurs de cigarettes et les « biffins », récupérateurs vendeurs de tous produits avec les nouveaux usages de la végétalisation des rues. Ce quartier devenu le « Bouillon de Noailles » a vécu plusieurs vies mais toujours dans des tentatives d’auto-organisation, où la culture de la marge est devenue un mode de vie. Ainsi, durant 18 ans, le festival du Soleil a rythmé le quartier, avec le « Mille pattes » et l’association circassienne Artriballes. La Rage du peuple, mouvement urbain, né en 2004 à Noailles, cofondé par Keny Arkana a contribué aux mouvements des révoltes des quartiers populaires en 2005. Ce quartier a vécu aussi la seule expérience institutionnelle d’un conseil de quartier, au sens de la loi Démocratie de proximité de 2002 et ce, malgré le refus de la municipalité mais avec le soutien du maire de secteur de l’époque.

Quelle que soit la finalité d’animation, de contestation, de mobilisation et même d’institutionnalisation, les dynamiques du quartier ont toujours été lancées dans une culture de l’expérimentation. C’est dans cet esprit qu’en 2006, des habitants autour de Dalila Ouanes créent l’association Destination Familles afin de rassembler des mères de familles et répondre à leurs besoins d’animation et de soutien scolaire pour leurs enfants. Aujourd’hui, elle est au cœur de la dynamique de coopération du quartier et souhaite conserver cette dimension instituante, entre le cadre d’une politique d’animation sociale réglementée et l’appui à toutes initiatives des habitants, jusqu’à l’interpellation politique pour revendiquer un espace de co-construction des politiques publiques.
Mais pour co-construire, la question de l’espace d’interaction est importante. La forme du collectif a souvent été privilégiée pour rassembler les énergies, les compétences et la diversité des parcours. C’est dans cette approche que l’Atelier Feuillants a été cocréé entre l’association Centre Ville Pour Tous, un jeune collectif d’architecte, l’Atelier sans tabou, et des habitants et habitués du quartier. Cette première expérience de coconstruction à l’occasion de la vente d’un ilôt public, l’ilôt Feuillant, entre la Canebière et Noailles, a permis aussi d’imaginer ensemble l’aménagement d’un lieu en questionnant la multitude des besoins et des usages. Dans son Manifeste, le collectif affirme « La véritable motivation de notre action consiste, pour les citoyens que nous sommes, à entrer dans le débat politique par la grande porte en nous appuyant sur nos expertises du quotidien et celles de la réhabilitation du centre-ville. Il ne s’agit pas de nous substituer aux autres acteurs du projet qu’ils soient du côté de la maîtrise d’ouvrage ou de la maîtrise d’œuvre. Notre démarche fait référence à la notion d’exercice de la « maîtrise d’usage », concept salvateur de la bonne conduite en matière d’initiatives urbaines publiques. »


En 2012, cette première affirmation d’une maîtrise d’usage pour refuser la vente d’un bien communal et en proposer un usage commun est une première pierre d’un long processus qui aujourd’hui questionne les conditions de la fabrique de la ville, en l’occurrence la fabrique de Marseille.

3. Noailles en colère !

Le 5 novembre 2018 à 9h05, les 63 et 65 rue d’Aubagne s’effondrent. 8 marseillais meurent. Ce drame devient alors le point zéro d’une mobilisation qui ne faiblit pas aujourd’hui.
L’émotion partagée des habitants, habitués, associations ou commerçants du quartier nous appellent, à chaque commémoration, à notre responsabilité collective en mémoire des disparus et des délogés qui ont dû quitter le quartier. 
A partir de cette date, et autour du Collectif du 5 novembre et de Destination Familles, alliés avec le Conseil citoyen du 1er et 6ème arrondissement, Centre-Ville Pour tous, La Ligue des Droits de l’Homme, et la Fondation Abbé Pierre, les dynamiques d’auto-organisation ont permis de coconstruire une stratégie avec une diversité d’acteurs, dans des temps et des espaces, des outils et des leviers, différents mais complémentaires. Le processus initié l’a été, une nouvelle fois, avec une culture partagée de l’enquête et de l’expérimentation, et en tension la culture activiste à celle plus institutionnelle. De la marche blanche le 10 novembre, à la marche de la colère le 14 novembre puis à l’ensemble des marches les samedis suivants, au côté des gilets jaunes et des syndicalistes, pour le droit à la ville et contre le mal logement, la mobilisation a permis de créer un contexte permettant des marges de manœuvres.
De la création de la première Agora de Noailles le 24 novembre 2018 à la rédaction d’une Charte pour le relogement, votée le 17 juin 2019 à l’unanimité du conseil municipal de Marseille, il s’est passé des jours et des luttes, des moments puissants où le collectif de travail que nous avions inventé s’est profondément transformé, ensemble et dans la singularité.
Les enjeux travaillés, comme les relations consolidées, seront partagés dans les prochains articles comme autant d’épisodes pour mieux saisir ce temps long et appréhender la nécessité d’espace de réflexivité pour penser ses actions et panser ses émotions. Ce temps enfin, pour se ressourcer et produire à notre tour une ressource à partager.
Nous évoquerons dans les prochains épisodes la coproduction de la Charte pour le relogement, l’animation de ce Tiers Espace qu’est L’Agora de Noailles, les enjeux de coopération et de co-construction jusqu’à la mise en œuvre d’un Collège des maîtrises d’usages au sein du Projet partenarial d’aménagement, outil stratégique pour mettre la question du logement et de l’habitat au cœur des priorités marseillaises.

Pierre-Alain CARDONA

1 Un récit de la première lutte à Belsunce https://www.cairn.info/revue-vacarme-2019-4-page-44.htm

2 Le site de l’association est très bien documenté sur ces enjeux urbains https://centrevillepourtous.fr/informazioni/
3 Enquête ENCRE 2016 https://encre.hypotheses.org/ et l’ensemble des ressources pour mieux comprendre les enjeux et accéder à de nombreuses données brutes ou analysées. https://encre.hypotheses.org/ressources
4 “C’est un mot que j’ai pris à ma femme qui est sénégalaise. À Pikine, dans la banlieue de Dakar, c’est comme ça qu’on qualifie tous les gens qui viennent d’ailleurs. Cela me permet d’échapper à bobo, ce mot fascisant que tout le monde met à toutes les sauces. Pour moi, le venant est celui qui s’approprie la ville comme on porte un sac “solidarité Noailles » https://marsactu.fr/hadrien-bels-le-venant-de-marseille-de-la-rentree-litteraire/
8 Lien pour lire la Charte pour le relogement https://charte.collectif5novembre.org/