La néolibéralisation de l’enseignement

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L’école et l’université ont subi de plein fouet la vague néolibérale, au cours des dernières décennies. L’enseignement est devenu un système de recrutement des futurs salariés de la « start-up nation », au lieu d’élever les consciences et de les instruire. En outre, le savoir n’est plus appréhendé que comme un capital parmi d’autres et répond à une logique de plus en plus concurrentielle. Les établissements scolaires, même lorsqu’ils sont financés par l’Etat, deviennent du même coup des entreprises en miniature. L’économiste Renaud Vignes nous explique de quelle façon le modèle néolibéral a refaçonné notre conception de l’enseignement.
 
Depuis sa création, l’enseignement supérieur a évidemment beaucoup évolué. L’idéal intellectuel ambitieux qui l’a fondé exerce encore une forte influence dans notre culture. A partir des années 80 commence à émerger une réflexion sur la constitution d’un marché mondial de la connaissance. Ce nouveau modèle est clairement centré sur la nouvelle puissance dominante : les Etats-Unis. Il s’est diffusé à l’échelle internationale à mesure que l’influence de ce pays s’est étendue à de nouveaux continents.

Le savoir se met au service de l’économie.

Par ailleurs, cette période se caractérise par une massification de l’enseignement supérieur. Cette massification implique des investissements financiers considérables. Jusqu’à la fin du XXe siècle, il en résulte des débats politiques de plus en plus aigus selon la plus ou moins juste répartition des charges entre les diverses parties prenantes. En Europe, le consensus qui prévaut est celui d’un modèle de financement public et la gratuité pour les étudiants. Elle adhère à ce qu’elle voit comme une évolution historique complexe qu’elle n’a pas enclenchée mais qu’elle doit accompagner. Ce faisant, l’Europe rend légitime le glissement d’une conception démocratique de la connaissance à la production de compétences utiles à l’économie (et principalement aux entreprises). Elle ouvre aussi la perspective d’une concurrence mondiale en matière de politiques universitaires.

L’Europe rend légitime le glissement d’une conception démocratique de la connaissance à la production de compétences utiles à l’économie et ouvre la perspective d’une concurrence mondiale en matière de politiques universitaires.

Ce choix s’opère au travers de ce qu’on a appelé le processus de Bologne d’une part et la stratégie de Lisbonne d’autre part. L’objectif du premier est la convergence des systèmes d’enseignement supérieur en Europe alors que la stratégie de Lisbonne vise à faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive au monde.

La logique concurrentielle des universités.

C’est ainsi que l’université européenne se rallie à la théorie du capital humain. Personne ne peut contester la pertinence de cet objectif. Mais, sa progressive mise en œuvre va se faire dans un contexte nouveau. Elle va alors se heurter à une logique concurrentielle qui n’avait pas été prévue. La généralisation de la mobilité, va permettre de comparer la performance des établis-sements entre eux. Comparaison rendue d’autant plus importante que, en 2003, les chercheurs de l’Université Jiao tong de Shangai mettent au point une méthode de classement des principaux établissements d’enseignement supérieur. L’ère de la concurrence inter-universitaire peut commencer.

Cette concurrence accrue est d’autant plus forte qu’elle concerne un énorme marché. De treize millions dans les années 60, le nombre d’étudiants dans le monde est passé à deux cents millions en 2015, et devrait atteindre quatre cents millions d’ici à 2030. Soit un bassin gigantesque de « clients », disposés à investir des sommes très importantes pour obtenir le diplôme qui, espèrent-ils, leur assurera un avenir radieux. Ainsi s’installe l’idée que, puisque les études permettent de faire carrière, il revient à chaque étudiant de les financer. Dans cette perspective concurrentielle, l’idée d’une nouvelle approche de la gestion publique (connu sous l’appellation de New Public Management) se diffuse progressivement au nom de l’efficience supposée de la gestion privée et de la culture du résultat.

L’homogénéisation des pratiques d’enseignement.

Au cœur de cette nouvelle approche deux axes vont être lourds de conséquences. Le premier est celui de la standardisation des processus (gestion par la qualité), le second est celui de la transparence tant sur la qualité que sur les coûts des prestations. Leur mise en œuvre conduit à homogénéiser les pratiques d’une part et à se concentrer sur des activités et thématiques dont les résultats sont facilement mesurables par le monde néolibéral (employabilité, ou recherche industrielle par exemple) d’autre part.

Les États accentuent cette évolution avec de nouvelles modalités de distribution des fonds publics en fonction de programmes spéciaux qui mettent en compétition les universités, les laboratoires, les équipes, voire les individus. Ces compétitions permettent en particulier d’avantager les secteurs du savoir jugés stratégiques (le plus souvent selon des critères économiques) ou certaines institutions (qui partagent évidemment la vision des promoteurs de ce nouveau système). Dans les pays où ces politiques sont les plus radicales, certaines disciplines sont ainsi vouées à la disparition pure et simple parce qu’inadaptées à cette philosophie du « marketing » académique ou incapables d’être rentabilisées selon ces perspectives.

En instaurant le concept d’employabilité, en utilisant celui de capital humain, les systèmes universitaires développent une approche qui va gommer la diversité qui faisait leur richesse. Dorénavant, l’enseignement universitaire devra être considéré comme un investissement apportant à chaque étudiant un capital de connaissances à forte rentabilité. Et comme tout investissement, il a un coût. Le développement de la sélection et celui des frais d’inscription accompagnent le présupposé selon lequel chaque étudiant est avant tout entrepreneur de son devenir professionnel, investisseur dans son capital humain.

La fin de l’université gratuite.

C’est une véritable révolution, car c’est la fin de l’université gratuite. La concurrence entre établissements devient le levier d’efficacité sur lequel les pays veulent s’appuyer pour renforcer leur performance. En France, certains présidents n’hésitent plus à parler de leur établissement comme d’une « marque » qu’il faut valoriser à tout prix. Les finances publiques ne peuvent plus suivre. Il en résulte une montée générale des financements d’origine privée, même dans les pays à forte tradition étatique. Très majoritaire et souvent ancienne aux États-Unis, au Japon, en Corée, la privatisation des dépenses d’enseignement supérieur est plus spécifique de cette période au Royaume-Uni, en Australie, en Nouvelle Zélande, et dans certains pays d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique.

En conséquence, se profile un deuxième mouvement complémentaire du premier : le financement des études par l’emprunt. En 2015, aux États-Unis, les frais moyens d’inscription s’y élevaient à 17 385 dollars par an. A moins d’être bien né, ou de décrocher une bourse formidablement généreuse, le futur diplômé n’a donc d’autre choix que de s’endetter fortement et sur une longue durée. En Grande-Bretagne, la dette étudiante s’élève à 40 Milliards de livres et on l’évalue à 200 Milliards autour de 2050. Aux USA, elle atteint des niveaux astronomiques. Elle s’élève à 1 300 milliards, avec des millions d’étudiants débiteurs. En 2015, elle représentait 11,6% du total de la dette des ménages. Avec 7 étudiants sur 10 qui ont contracté un prêt pour un montant moyen de 30 156 dollars, rares sont les familles qui ne sont pas concernées par cette question.

Renaud Vignes