L’industrie est à la racine de la crise systémique contemporaine et peut en être la solution

Ecologie

Personne ne pourra échapper aux conséquences du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, ou des pollutions de toutes natures. Mais, ce sont les populations pauvres qui seront les plus touchées alors qu’elles sont les moins responsables de ces bouleversements. Dans le même temps, le marché de l’emploi se polarise, la distribution des revenus primaires creuse les inégalités et l’endettement de notre pays explose. Il n’y a pas trois crises, l’une environnementale, l’autre économique et la troisième sociale, mais une seule, une crise systémique dont l’une des causes principales est à rechercher dans les mutations industrielles observées depuis les quarante dernières années.

1 La vraie nature des changements en cours

Au cours du 20e siècle, l’industrie s’est profondément transformée et ce, en trois grandes étapes. La standardisation des produits et la spécialisation des tâches ouvrit la porte à l’éclatement des chaînes de valeur et à la consommation de masse. L’obsolescence planifiée fit son apparition dans les années 1920 avec l’apparition du sloanisme chez General Motors. Enfin, la révolution numérique dans laquelle les facteurs clés sont la connaissance, l’innovation et la vitesse permit à l’industrie de s’émanciper en grande partie des notions d’espace et de temps. Aux pays développés d’assurer les services à haute valeur ajoutée et aux pays du Sud de prendre en charge la fabrication en exploitant au maximum les acquis de l’organisation taylorienne du travail. Les conséquences de la crise du COVID-19 en matière de tensions commerciales entre grandes zones économiques ont remis cette répartition des tâches au centre du débat public. Le rôle des capacités productives nationales sur l’économie, l’emploi, les ressources fiscales, le commerce extérieur, l’aménagement du territoire ou encore l’environnement fait de moins en moins débat. C’est ainsi que l’industrie se retrouve au centre des questions macroéconomiques, sociales et environnementales posées à nos sociétés développées.

La France est devenue un pays de consommation qui importe des produits fabriqués et les conséquences sur notre empreinte carbone ne sont pas négligeables. À titre d’exemple, et comme le montre le graphique ci-dessous, une tonne d’acier fabriquée en Inde est deux fois plus émettrice de GES qu’une même tonne fabriquée en France (sans compter le coût en GES du transport).

Une étude réalisée en région Picardie montre que la désindustrialisation est la principale cause de la précarisation territoriale[1]. Dans cette région industrielle, la part d’ouvriers dans sa population active a été divisée par 2 en 40 ans. Conséquence directe, dans les territoires touchés le taux de chômage a augmenté fortement (plus de 12% à la même époque). À l’inverse, d’autres espaces voisins ont vu se concentrer les populations soit non touchées par ce phénomène, soit bénéficiant des mutations industrielles avec un taux de chômage beaucoup plus faible. C’est ce phénomène de polarisation de l’emploi que Daniel Cohen appelle la smile economy. Ajoutons que le manque d’emplois dans ces territoires désindustrialisés a entraîné une « émigration » des jeunes et, en conséquence, une baisse de la natalité.

Le cas de Marseille est aussi très représentatif des conséquences d’une désindustrialisation accélérée. Entre 1975 et 2017, l’emploi productif a baissé de 29% pour ne représenter plus que quart de l’emploi total[2]. L’impact social de cette désindustrialisation est majeur : selon l’Observatoire des inégalités, le taux de pauvreté de ces arrondissements anciennement industriels a explosé pour atteindre jusqu’à 55% dans le 3ème arrondissement, soit plus que Roubaix, commune qui arrive en première position des 100 villes les plus pauvres. Les 2ème, 14ème et 15ème arrondissements (tous anciennement industriels) ayant des taux de pauvreté eux aussi très élevés (compris entre 42 et 44%)[3].

Une étude récente[4] compare les conséquences sur le parcours professionnel des ouvriers ayant subi un plan social avec leur « jumeau » qui sont restés en poste. Les résultats mettent en évidence l’ampleur des conséquences sociales subies par les premiers. L’illusion selon laquelle la disparition des entreprises (ou des secteurs) les moins productives devait permettre une réallocation des ressources vers des entreprises (des secteurs) plus performantes s’est révélée fausse.

Ainsi, il serait vain de vouloir lutter contre les inégalités sociales et territoriales, rétablir nos équilibres macroéconomiques tout en réduisant notre empreinte carbone si l’on ignore que la désindustrialisation en est une cause première et si l’on ne voit pas son inverse (la réindustrialisation) comme une condition incontournable de cet indispensable rééquilibrage.

2 Redevenir un pays fabricant passe par l’invention d’un nouveau modèle industriel

Cette innovation industrielle que certains appelle « industrie low-tech » vise à repenser l’innovation pour l’orienter vers la sobriété et la simplicité, et à favoriser son appropriation par le plus grand nombre. Si cette démarche se veut critique vis-à-vis du techno-solutionnisme, elle peut l’être tout autant par rapport à ceux qui rêvent d’un monde sans technologie. De fait, ce qui importe c’est que ce modèle soit fondamentalement utile, plus résilient, plus sobre, plus robuste et plus autonome. Économe en capital technique (et donc financier), cette profonde évolution s’appuie sur un rééquilibrage du rapport Capital-Travail au profit de ce dernier. Croisant les apports des démarches low-tech, d’écologie industrielle territorialisée, ou encore d’économie de la contribution, l’industrie de la durabilité vise à augmenter de manière significative la résilience de la production et ce, à tous les niveaux et à toutes les étapes du cycle productif.

Ce modèle réinterroge les fondements des processus d’innovation jusqu’ici essentiellement limités aux problématiques technoscientifiques. La performance de cette nouvelle forme industrielle impose une ouverture forte aux innovations sociales et organisationnelles. Dans cette perspective, trois principes paraissent particulièrement prometteurs pour faire émerger de nouveaux écosystèmes industriels durables.

– Le principe de circularité. L’économie circulaire vise à limiter le gaspillage des ressources et l’impact environnemental des activités de transformation tout en augmentant leur efficacité.

Le principe de décélération. Cette décélération concerne non seulement les flux, mais aussi les cycles de vie des biens et la stabilité des organisations. Elle introduit une forme de gouvernance moins impactée par les exigences de vitesse, caractéristiques de la financiarisation de l’économie moderne.

– Le principe de proximité. Ce dernier principe favorisera les coopérations entre acteurs et ce que les concepteurs des pôles technologiques nomment la « fertilisation croisée ». Cette proximité favorisera aussi la simplicité, à rebours de la tendance à la complexification de notre monde.

Comme point de départ, et dans le cadre d’une étude en cours pour l’ADEME, l’association Amerma propose d’expérimenter cette nouvelle approche dans le secteur des machines industrielles qui, comme pour les biens de consommation, voit son taux de remplacement s’accélérer continuellement. Ces machines irriguent l’ensemble des activités fabricantes (y compris le secteur agricole d’ailleurs), ce secteur pourrait être un levier clé de la conversion de l’ensemble de notre appareil productif vers un schéma plus sobre, résilient et souverain. C’est dans ce secteur que pourraient se déployer sans doute le plus facilement les concepts principaux du modèle de la durabilité industrielle : l’éco-conception des machines et systèmes, le réemploi des machines d’occasion, la remanufacture (ou retrofit), la logistique inversée des pièces de rechange et la maintenance.

3 Développer des éco-systèmes industriels de la durabilité, un véritable projet de territoire

Cette industrie de la durabilité apparaît comme un élément important de la nécessaire bifurcation systémique et low-tech dont l’industrie a besoin pour dépasser les déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux qu’elle a participé à créer. Pour faire émerger ces éco-systèmes, le concept de milieu innovateur[5] forme un cadre théorique d’une grande pertinence. Dans un milieu innovateur, les ressources cognitives de l’environnement complètent systématiquement les capacités des agents. Ce concept part du principe suivant : si un agent dont les capacités sont limitées parvient à réaliser ses fins dans un environnement complexe, c’est parce qu’il va exploiter les ressources cognitives de son environnement[6]. Ainsi, la rationalité ne découlera plus seulement des agents ; elle résultera conjointement des capacités des agents et des ressources de leur milieu. La diversité des ressources présentes ouvre la perspective de favoriser, dans un même environnement, la rencontre et le dialogue entre les trois formes économiques qui interviendront dans le champ de la durabilité industrielle : la forme capitaliste, la forme coopérative, et la forme associative[7]. C’est parce qu’il favorise cette diversité qu’un milieu innovateur est potentiellement profondément transformateur. C’est aussi cette diversité qui assurera l’équilibre entre ces différentes formes économiques comme le suggère la métaphore de l’arche de Gilbert K. Chesterton : « Ce qui maintient une arche, c’est l’égalité de pression de pierres individuelles les unes sur les autres. Cette égalité est à la fois une aide mutuelle et une obstruction mutuelle. » Cette dialectique que Chesterton appelle de ses vœux rejoint ainsi le principe d’opposition créatrice prôné par les convivialistes.

C’est donc lorsque ce modèle deviendra un projet de territoire qu’il pourra devenir une alternative crédible à notre modèle techno industriel. Et ces projets de territoire doivent être au centre des politiques visant à rétablir notre souveraineté industrielle.

Apparue au 19ème siècle avec la révolution industrielle, la désynchronisation de notre économie avec le monde vivant a pris de l’ampleur avec l’avènement de l’accélération techno-industrielle dans les années 1980 jusqu’à engendrer une crise systémique de grande ampleur. Avec l’entrée dans ce que John Stuart Mill appelait un « état stationnaire », cette désynchronisation est en train de prendre fin et cette issue sera brutale ou harmonieuse selon les choix industriels qui seront les nôtres. C’est dans cette perspective que ce modèle nouveau apparaît comme une alternative à considérer par les pouvoirs publics. Plus simple, moins rapide, plus proche le concept de durabilité industrielle se veut global et systémique et apte à être un élément majeur de la réconciliation entre les enjeux écologique, la performance économique et le progrès social.


[1] Venet T., (2019), La désindustrialisation comme vecteur de vulnérabilité territoriale, Populations vulnérables

[2] AGAM, La ville productive, AGAM Regards, 2021

[3] Observatoire des Inégalités, Rapport sur les inégalités en France, édition 2021

[4] Arquié A. & Grjebine T. (2023), Vingt ans de plans sociaux dans l’industrie : quels enseignements pour la transition écologique ?, La lettre du CEPII, n°435

[5] Aydalot P., (1986), « L’aptitude des milieux locaux à promouvoir l’innovation » in FEDERWISCH J., ZOLLER H.G., (dir.), Technologie nouvelle et ruptures régionales, ed. Economica, Paris, pp. 41-58.

[6] Laville F. (2000), « La cognition située. Une nouvelle approche de la rationalité limitée », Revue économique 51, no 6  : 1301-1331.

[7] Vignes R.  (2021), L’accélération technocapitaliste du temps. Essai sur les fondements d’une économie des communs, ed. R&N