N°= 46 Liberté d’expression pour théories biodégradables 1/03/2021

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Des séquences récurrentes
 
La séquence est toujours la même. Après l’assassinat de Samuel Paty, Jean-Michel Blanquer dénonce une forme de « complicité intellectuelle du terrorisme », et regrette que « Notre société a été beaucoup trop perméable à des courants de pensées », au premier rang desquels « l’islamo-gauchisme ». Le 28 octobre, une centaine d’universitaires lui apporte son soutien, dénonçant à son tour l’islamo-gauchisme et « les ravages des «idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale ». Le 4 novembre, ce sont environ deux mille chercheurs et chercheuses qui dénoncent, dans une tribune au Monde, l’appel à « la police de la pensée dans les universités ». Cette fois, ce sont les propos de Frédérique Vidal qui déclenchent la polémique, soutenus par Jean-Michel Blanquer, entraînant la réaction de la Conférence des présidents d’université faisant part de son « émotion » , puis une nouvelle tribune, le 19 février, signée par plus de 600 membres de l’enseignement supérieur, dénonçant la « chasse aux sorcières » menée par leur ministre de tutelle, et réclamant sa démission.

Une mise en cause maladroite

Le gouvernement, et singulièrement la ministre de l’enseignement supérieur ont eu la grande maladresse d’avoir des propos qui pouvaient être interprétés comme des remises en cause des libertés académiques, même si telles n’étaient pas leurs intentions. Ils ont donné ainsi l’occasion à ces universitaires de se placer dans la posture avantageuse de résistance à un supposé pouvoir autoritaire cherchant à masquer les injustices et les inégalités. De plus, les accuser d’islamo-gauchisme, c’est-à-dire de faire au bout du compte le jeu des terroristes, suscite forcément leur indignation, car il va de soi que si encouragement à la radicalité il y a, il n’est en aucun cas intentionnel. Cela devrait être l’objet d’un (vrai) débat de fond.

Les libertés académiques sont nécéssaires

Alors, disons-le, la liberté de recherche doit être défendue, et toutes les théories ont le droit d’être enseignées, quand elles ne transgressent pas la loi. Max Weber faisait de l’éthique de la conviction la caractéristique principale du métier de savant ([1]). Cela implique, par définition, que la recherche de la vérité doit s’accomplir et s’exprimer quelles qu’en soient les conséquences. Ainsi, même s’il s’avère que ces théories de la domination blanche, de la persistance d’un inconscient colonisateur, d’un racisme d’Etat favorisent les entreprises islamistes, il faut les laisser s’exprimer. Les conséquences d’une théorie vraie ne sont pas forcément désirables. Cela sur le plan des principes : car – en pratique, dans le cas présent – il est possible de réfuter ces théories, et c’est ainsi, plutôt qu’en les interdisant, qu’on parviendra vraiment à les faire reculer. 

Une nouvelle idéologie…..

Il est tentant d’interpréter la récurrence de ces séquences en termes de clivage entre deux camps. C’est ce qu’on peut lire dans certains articles ; le Monde titre « Islamo-gauchisme » : « Au secours, le clivage droite-gauche revient ! » une tribune d’un collectif de députés LRM et ministres du gouvernement. Pourtant il n’en est rien et il ne faut pas tomber dans le piège de cette apparente symétrie. Il ne s’agit pas de l’affrontement de deux idéologies opposées, comme en d’autres temps s’opposaient marxisme et libéralisme, ou en économie keynésianisme et monétarisme. Une seule est en train de se développer, de se répandre, et de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle, sans que rien de consistant ne lui soit opposé, les idéaux issus de la philosophie des lumières, l’aspiration à l’universalisme, et la confiance dans la force d’émancipation de l’enseignement de masse étant en pleine déroute. 

se diffuse dans le corps social

Les théories en cause : l’antiracisme, le néoféminisme, la cause LGTB, le décolonialisme, l’islamo-gauchisme, sont traversées par un certain nombre de traits qui les relient, qui en font un ensemble relativement cohérent. Quelle que soit la façon dont on la nomme, « politiquement correct », « wokisme », « cancel culture », « orthodoxie diversitaire » « différencialiste », ou « victimaire », il s’agit bien d’une idéologie. Le débat se focalise souvent sur l’enseignement supérieur ; or elle se diffuse dans l’ensemble du corps social, probablement impulsée par la « génération surdiplômée » pour reprendre le titre d’un livre récent. ([2]) Elle s’infiltre dans les syndicats, les associations, les ONG, les partis politiques et les administrations. Elle imprègne le corps enseignant, jusqu’aux professeurs des collèges et des écoles, impose son style aux manuels scolaires, et diffuse dans l’univers médiatique, bien au-delà des universités. Cette idéologie formate la pensée, comme avait pu le faire l’idéologie marxiste jusqu’aux années 80 du siècle dernier ; elle impose ses tournures de raisonnement, son vocabulaire ; la pratique de l’écriture inclusive en est par exemple un signe manifeste.

 L’indispensable neutralité axiologique

Il est clair qu’il faut changer de cap, la première ligne de front étant l’enseignement. Il semble nécessaire de se souvenir des avertissements de Max Weber (déjà cité) Il préconisait la « neutralité axiologique », affirmant que « le prophète et le démagogue n’ont pas leur place dans une chaire universitaire ». Du fait que le professeur se trouve dans un rapport de force supérieur (du point de vue intellectuel, mais aussi parce qu’il est l’évaluateur de l’étudiant), il considère qu’il est « inexcusable de profiter de cette situation pour essayer de marquer ses élèves de ses propres conceptions politiques au lieu de leur être utile ».

Pertinence du critère de réfutabilité

Cela signifie que, si, encore une fois, toute théorie peut être développée par les travaux de recherche, et doit pouvoir être enseignée partout, c’est en tant que théorie, et non comme un « progrès général de la connaissance », sorte de nouvelle révolution copernicienne des sciences humaines, incontestée et incontestable, s’imposant de façon exclusive. Elle doit, quelque soit le niveau d’enseignement, être présentée comme théorie, c’est-à-dire rester réfutable au sens de Karl Popper, être mise en concurrence avec d’autres thèses, être confrontée à d’autres modes de pensée, et être soumise au crible de l’esprit critique. De ce point de vue, il ne faut plus tolérer les entraves à la liberté d’expression qui sont bien connues maintenant, le boycott de certaines personnalités, l’empêchement de conférences, la réduction au silence de « l’ennemi », du mâle blanc, des hétérosexuels, du réactionnaire esclavagiste, etc… Il ne faut plus tolérer la destruction de notre patrimoine culturel, de nos statues, de nos noms de rue, de nos établissements scolaires, de nos commémorations, et encore moins la révision de nos œuvres littéraires ou lyriques. Le passé est ce qu’il est, avec ses lumières et ses ombres. On peut le juger, le condamner moralement, le regretter, mais en aucun cas le gommer.

Des théories biodégradables

On peut penser pour conclure (sans être forcément suivi du lecteur), que si ces principes de liberté d’expression, de pluralité des points de vue, de confrontations entre les théories sont respectées, ces élucubrations idéologiques s’évaporeront avec le temps, Faisons ici le pari que les expressions du type « blanchité », « mâle blanc », «culture du viol », « racisme systémique », etc, apparaîtront dans vingt ou trente ans aussi ridicules qu’aujourd’hui les « il est interdit d’interdire », ou « jouissons sans entraves » des années 68, et que l’écriture inclusive disparaîtra comme ont disparu les «maths modernes » ou la « grammaire structurale » qui étaient les dogmes pédagogiques des années 70. Un produit biodégradable est un produit qui se décompose avec le temps. Tel est le destin souhaitable de ces nouvelles théories. Maurice Merchier

[1] Max Weber le savant et le politique, conférences de 1917 et 1919
[2] Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, les 20% qui transforment la France, Odile Jacob, janvier 2021