N°= 47 Information et démocratie 18/03/2021

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Information et démocratie. Il y a urgence.
En 1944, le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) sous le nom « Les jours heureux » prévoyait : « la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression, la liberté de la presse… son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères ».
En 2021, l’indépendance des médias à l’égard des puissances d’argent n’est qu’un vieux rêve, puisque dix milliardaires contrôlent aujourd’hui 90% des quotidiens nationaux vendus, 55,3% des parts d’audience de la télévision et 44% des parts de la radio [1] .
Tout doit être fait pour que les ambitions du CNR reviennent sur le devant de la scène. Les échéances électorales sont une occasion à saisir et le livre « L’information est un bien public – Refonder la propriété des médias »[2] est une bonne base pour ouvrir un large débat. Malheureusement l’importance de cette question décisive pour l’avenir de notre démocratie est sous-estimée. C’est ainsi par exemple que le « Pouvoir de vivre » qui rassemble un très grand nombre d’associations de la société civile n’en parle pas dans ses 66 propositions pour un véritable changement[3].

Un milliardaire de moins ?
Demain les 10 milliardaires ne seront peut-être plus que neuf, car on s’attend à la vente par Arnaud Lagardère de ses derniers médias, bien qu’il ait déclaré il y a quelques jours n’avoir encore pris aucune décision concernant Europe 1 ou les deux titres de presse qui lui restent : « Le journal du dimanche » et « Paris Match ». Bernard Arnault est tenté par “JDD” et “Paris Match”, Vincent Bolloré par Europe 1. On peut craindre que Vincent Bolloré[4] fasse pour la radio Europe 1 la même opération que celle qu’il a faite à la télévision en passant de i Tele à C.News. L’un des fleurons de C.News imposé aux journalistes est Eric Zemmour, condamné pour incitation à la haine raciale en septembre 2019. Rappelons qu’au moment du rachat d’i Tele par V.Bolloré, les journalistes ont fait 31 jours de grève et il y eut 94 départs de journalistes dans une rédaction qui comptait 120 journalistes. Et le licenciement de Canal + en novembre 2020 de l’humoriste Sebastien Thoen donne la mesure du mépris de V.Bolloré à l’égard des journalistes[5].

L’urgence de relever les ambitions du CNR
Bien sûr, les politiques sont réticents à aborder ces questions en période électorale en craignant de déplaire aux détenteurs du pouvoir des médias. Espérons cependant que ceux qui sont favorables à un changement de cap reprennent le flambeau du CNR. Les ordonnances de 1944 dans le prolongement du programme du CNR manquaient d’une véritable volonté politique si bien qu’on en est arrivé à la domination des médias par les puissances d’argent [6]. Dans le livre « L’information est un bien public » les deux auteurs qui proposent de refonder la propriété des médias sont l’une politiste, l’autre juriste. Ils donnent les éléments pour ouvrir un débat « Pour une loi de la démocratisation de l’information ». Aucune réforme d’ensemble n’a eu lieu en France depuis les ordonnances de 1944. Il y a bien déjà des mécanismes de protection de l’indépendance des rédactions ou de limitation de concentration des médias, mais ces différents garde-fous sont insuffisants ou devenus obsolètes. Il est temps de s’atteler à une réforme d’ensemble. Pour ce faire les auteurs du livre se fondent sur une analyse approfondie des expériences françaises et étrangères pour en tirer les leçons, pour tenir compte tout à la fois des succès et des échecs. Bien sûr les journalistes sont les mieux placés pour en bénéficier, pour y trouver les moyens de préserver leur indépendance, mais cela nous concerne tous en tant que citoyens.

Propositions pour une loi de démocratisation de l’information.
Les règles proposées auraient « vocation à s’appliquer de la même façon aux publications de la presse papier, aux sites d’information en ligne et aux médias audiovisuels ».
Voici les principales règles que proposent les deux auteurs du livre pour ouvrir le débat :       – Dans les conseils d’administration ou de gouvernance, il faudrait prévoir au moins la moitié de représentants de salariés, parmi lesquels au moins deux tiers de journalistes. Peut-être conviendrait-il aussi d’imaginer une représentation des lecteurs/auditeurs/téléspectateurs.
     – Toute cession de titres serait soumise à l’agrément du conseil d’administration paritaire.
     – Transparence de la gouvernance et de l’actionnariat. Malgré les dispositions légales qui existent déjà, des journaux ne font pas figurer le nom de leurs actionnaires ou du directeur de la publication.
     – Un investissement conséquent dans les rédactions pour garantir une information de qualité, pour rendre possible le travail d’enquête, d’investigation, au lieu du copié-collé. Pour empêcher aussi que des actionnaires prétendent produire plus d’informations avec moins de journalistes. Ce qui fut le cas récemment pour le Parisien et pour L’Equipe.  Une proposition particulièrement marquante ambitionne de recréer un lien direct entre les citoyens et les médias pour sortir de la méfiance actuelle. Il s’agirait de remplacer toutes les aides de l’Etat à la presse, qui représentent de l’ordre de 8 euros par français adulte, par une contribution de 10 euros par adulte et par an que chaque citoyen pourrait affecter au média de son choix, à condition évidemment que ce média respecte les règles exposées ci-dessus. D’autres propositions importantes sont à découvrir par ceux qui voudront bien lire « L’information est un bien public ».

Guy Roustang

[1] Basta. Le pouvoir délirant des 10 milliardaires qui possèdent la presse française. Agnès Rousseaux. 5 avril 2017.
[2] Julia Cagé. Benoît Huet. L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias. Seuil février 2021.
[3] Voir la liste des signataires et les 66 propositions du « Pouvoir de vivre ».
[4] Suite à une affaire de corruption au Togo, la juge du tribunal judiciaire a déclaré à Vincent Bolloré que les infractions ont « gravement porté atteinte à l’ordre public économique » et « à la souveraineté du Togo ». Elle a proposé qu’au regard de la gravité des faits « ils soient jugés par une juridiction correctionnelle ». Communiqué de l’AFP repris par l’Express le 27 février 2021.
[5] Pour plus de détails voir le livre « L’information est un bien public » p.185, note 1.
[6] Petite histoire des ordonnances de 1944 sur la liberté de la presse et de leur destin. Jean Pérès et Jérémy Fabre. Acrimed 26 juin 2017.