Les mutations du journalisme

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Les mutations du journalisme

 
Jean Daniel est décédé le 19 février. Les hommages se sont multipliés, et le Président de la République a présidé une cérémonie d’hommage national aux Invalides vendredi 28.
Jean Daniel avait une haute conception du journalisme, et l’a mise en œuvre en créant puis dirigeant le Nouvel Observateur, à une époque où la presse écrite exerçait un rôle déterminant dans le débat public. L’évoquer ne peut que souligner la dégradation manifeste de ce débat, du fait de transformations considérables du système d’information. Or, la qualité de la démocratie est liée de façon consubstantielle à la qualité de ce débat public.

Il avait une attitude d’ouverture et d’exigence par rapport à l’évènement, assumant ce mot d’Emmanuel Mounier « l’évènement sera notre maître intérieur ». Cela résonne de façon étrange à l’époque des fake news, quand les faits ne sont plus retenus en fonction de leur vérité et de leur importance réelle, mais selon leur pouvoir de séduction, de sidération ou d’émotion.

Il avait à cœur que le journalisme soit un vecteur de diffusion de la culture, et éclaire sous cet angle la vie politique. Toutes les rubriques en étaient imprégnées, et les grands intellectuels – Michel Foucault, Roland Barthes, Claude Roy, François Furet, Edgar Morin et bien d’autres, très proches de lui, participaient à l’aventure de ce nouveau journal. Les choses ont également bien changé de ce point de vue ; l’impératif est aujourd’hui de divertir, les humoristes ont dans les émissions d’information une place de choix, jusqu’à les animer parfois, en prenant l’ascendant sur les journalistes, et les saltimbanques y sont les bienvenus.

Il avait du débat, des convictions politiques et de leur relation à la vérité une conception telle que la démocratie ne serait pas en crise si de tels principes prévalaient. Non seulement il était à l’écoute des opinons de ses contradicteurs, mais il y accordait une grande importance, considérant qu’elles contenaient une part de vérité. « Le péremptoire n’est plus supportable. J’ai décidé, quant à moi, de m’intéresser toujours aux raisons pour lesquelles on est en désaccord avec moi. » La recherche systématique de la nuance, la pratique du doute qu’il pratiquait sont des conditions propices au dialogue. Au contraire, on assiste aujourd’hui à une confrontation brutale des points de vue ; des positions souvent dogmatiques s’opposent de façon tranchée les unes aux autres, et, surtout, comme des affaires d’actualité l’illustrent, c’est le discrédit de la personne qui est recherché, au-delà de ses opinions. Au contradicteur a succédé l’ennemi. Toute interpellation est perçue comme une agression.

C’est que le journalisme est confronté aujourd’hui à des évolutions qui remettent en cause ses fondements, voire son existence même. Elles sont pour l’essentiel les conséquences du triomphe de l’individualisme narcissique, de la montée du populisme, imprégnant l’ensemble des mentalités, au-delà des courants d’opinion ainsi étiquetés, et du bouleversement technologique des communications, entraînant celui de l’économie de l’information.

La presse écrite est reléguée pour ce qui est de la vitesse. Les chaînes d’information continue, puis la propagation par les réseaux et les tweets produisant de l’information en temps réel. Mais ce sont en même temps les fonctions de tri, de vérification, de hiérarchisation des nouvelles par le journaliste qui disparaissent. Les professionnels n’ont plus le monopole de l’information, qui dégorge de façon désordonnée par de multiples canaux, entraînant approximations et manipulations. La prolifération de détails souvent insignifiants, les rumeurs, les affirmations complotistes construisent dans les représentations un monde alternatif, dans lequel la réflexion est supplantée par la colère et l’indignation, postures bien plus efficaces pour obtenir le succès et la réputation dans cet univers virtuel. La lutte que se livrent les médias n’est plus celle de la formation des opinions, mais celle de la captation de l’attention.
La caractéristique principale du populisme, qui imprègne l’air du temps, est, comme le démontrent les sondages, la défiance envers les élites. Les médias, dont les acteurs sont perçus comme y appartenant, se trouvent relégués tout au fond du classement par les indices de confiance. Ce discrédit intègre de façon indistincte (alors qu’il s’agit de métiers très différents) la presse écrite, quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, nationale ou locale, la radio et la télévision, les JT comme les chaines d’information en continu. On voit fréquemment que cela peut aller jusqu’à des agressions physiques contre des journalistes de terrain.

Sous l’effet de la révolution numérique, le métier de journaliste se voit contraint d’évoluer. La presse écrite est en train de s’affaisser, malgré des aides publiques importantes, du fait de la baisse des tirages et de la hausse des coûts ; les grands journaux sont contraints de migrer vers le numérique. Certains grands quotidiens parviennent à se maintenir à flot grâce à la croissance rapide de cette nouvelle forme de diffusion, et à la fréquentation de leur site ; mais d’autres journaux sont voués à la disparition.
Pour opérer cette mutation, ce sont des milliardaires souvent venus de secteurs n’ayant rien à voir avec l’information qui apportent les capitaux indispensables, et se partagent la propriété des groupes de presse ou de télévision ; cela s’accompagne de plans sociaux et les équipes rédactionnelles voient se réduire leurs moyens. Leur liberté d’expression est théoriquement assurée par des dispositifs réglementaires, mais il est difficile de croire en leur totale indépendance par rapport aux intérêts économiques des capitalistes dont elles dépendent.

L’orientation vers le numérique signifie aussi l’augmentation du pouvoir des grandes plateformes en ligne (comme Google actualité) qui reproduisent les articles des journalistes pour obtenir des recettes publicitaires, sans leur rétrocéder une juste rémunération[1]. De façon générale, cette orientation renforce la logique capitaliste qui prévaut dans le secteur et produit une pénétration plus forte et plus insidieuse de la publicité. Celle-ci va jusqu’à s’insinuer dans le contenu même des journaux en ligne. Sur le site du journal Le Monde, par exemple, on trouve – sur le même plan qu’un article ordinaire – une annonce de baisse des prix sur les offres de box Internet et forfait mobile d’un grand opérateur téléphonique, avec au bout du pseudo-article la discrète mention « La rédaction n’a pas participé à la réalisation de ce contenu. »

Karl Polanyi a montré que le capitalisme autorégulé du XIXème siècle – qui a débouché sur des catastrophes historiques – s’était construit à partir de la transformation en marchandises de la terre, du travail et de la monnaie. On peut prolonger et adapter sa problématique au XXIème siècle, qui ajoute à cela la marchandisation totale de l’information. D’autres catastrophes en découleront probablement, à commencer par l’effondrement de la démocratie. Il est indispensable que l’information soit considérée comme un bien commun, et qu’émergent pour cela de nouveaux types de sociétés dont les statuts permettent d’échapper aux puissances d’argent.
 
Maurice Merchier
[1] La directive européenne sur les droits d’auteurs et les « droits voisins » votée en mars 2019 est un compromis avec les GAFAM dont l’effet reste très incertain