Les études de lettres sont-elles signifiantes ?

CultureEducation
Ce ne sont pas les seuls professeurs, c’est, en France, la nation entière, qui est intéressée par l’enseignement de la littérature, Or cet enseignement traverse une phase critique dont le meilleur indice est la baisse régulière d’année en année du nombre d’étudiants à l’université et de postes de professeurs. Le rayonnement de la recherche en littérature est faible. Le monde extérieur s’en désintéresse alors qu’une connaissance méthodique de notre littérature est un moyen privilégié́ d’acquérir une vision cohérente et approfondie de notre destinée personnelle et collective. Nous pensons à l’Université, et, en cascade, aux lycées et collèges, et à toute la jeunesse.
Cette situation anormale est due à notre sens à une double carence, à une double crevaison dans l’enseignement de la littérature : le défaut de perspective historique, le défaut de perspective psychologique. Il en résulte un grave manque de rebond. Résumables par l’expression théorie littéraire, les pratiques actuelles sont caractérisées par leur technicité́ et par leur quiétisme politique et moral. Le structuralisme à qui en revient la faute puisqu’il bannissait la dimension référentielle des textes au profit du langage a aujourd’hui disparu et les fenêtres commencent à s’ouvrir comme en témoignent les sujets proposés au concours du CAPES ou le colloque organisé en 2017 à Aix et Marseille par la Société d’études de la littérature de langue française des XX° et XXI° siècle et dont le titre est en même temps une confirmation de notre propos : Extension du domaine de la littérature. Mais un énorme retard a été accumulé et la sortie de la glaciation se produit en ordre dispersé, à tâtons, sans méthode, et sans qu’un inventaire critique des bases idéologiques dont on se déprend ait été fait. Il faut dire que ces bases idéologiques ont été importées de l’extérieur, depuis l’ethnologie, la sociologie ou la philosophie (Lévi-Strauss, Foucault) ce qui invite à la répétition davantage qu’à la réflexion critique.
Si les deux victimes du structuralisme, l’histoire et la psychologie, n’ont pas été vraiment relevées, nous croyons donc que c’est parce que l’usage du structuralisme dans les études de lettres a été abandonné sans qu’on dise pourquoi, que ses principes idéologiques n’ont pas été purgés en profondeur, soit parce qu’ils sont encore actifs, soit du fait de la vitesse acquise et des habitudes prises par la troisième génération d’enseignants-chercheurs depuis la grande rupture des années 60.
Le structuralisme en littérature se présente comme une approche fixiste venue bloquer le mouvement déclenché par les réformes de Gustave Lanson au début du XX° siècle. La rhétorique et son esthétique intemporelle héritée des Anciens régnait depuis la Renaissance : Gustave Lanson proclama son abolition et institua l’histoire littéraire ; Roland Barthes abolit l’histoire littéraire et institua le structuralisme. Trois séquences, donc, et deux ruptures, dont Gustave Lanson et Roland Barthes restent les symboles. Objet de toutes les critiques de la vieille droite la révolution pédagogique lansonienne avait un contenu républicain. Lanson était même un collaborateur de Jaurès. Par plus d’un côté, la rupture structuraliste inspirée par la linguistique fut un retour à l’immobilité et au formalisme de l’antique rhétorique.
Nous nous heurtons ici à un grand paradoxe : ayant greffé la linguistique sur les études littéraires, le structuralisme d’un Roland Barthes, d’un Roman Jakobson, d’un Algirdas Greimas ou d’un Gérard Genette présente l’aspect d’une grande technicité et d’un quiétisme politique et moral complet. Nous savons bien pourtant que le structuralisme est un antihistoricisme et un antihumanisme qui contestent les fondements de la culture européenne depuis les Lumières. Il y a bien des raisons à cela. Il n’était que trop vrai au lendemain de la seconde guerre mondiale et au moment de la décolonisation que l’homme occidental avait démérité dans sa prétention à tenir lui-même le gouvernail des affaires humaines. Ces raisons de douter du progrès historique et de l’homme lui-même n’ont fait que se renforcer aujourd’hui où l’illusion communiste s’est écoulée et où la planète menace d’en faire autant…
Mais en disant cela, c’est le procès de l’historicisme, entendu comme une téléologie hégélienne, que l’ont fait. L’historicité, entendue comme recherche des causalités, n’aurait pas dû faire les frais du renoncement à l’historicisme. C’est pourtant ce qui est arrivé. Des cours d’histoire littéraire ont certes été réintroduits dans le cursus des étudiants, mais il s’agit surtout d’une histoire des genres sans véritable inscription dans le bain de la grande histoire en dehors des repères chronologiques d’usage. 
Ce qui se jouait finalement lorsque fut renversée une histoire littéraire qui s’était à la vérité bien sclérosée, et que se répandit la froide approche linguistico-structuraliste des textes c’était, au plus profond, un bras de fer entre les valeurs républicaines et une radicalité double, trouvant sa source dans le marxisme d’une part, chez les grands déconstructeurs de l’époque que furent Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault.
La radicalité avait bien des raisons de se défier de la République qui n’avait pas su empêcher Juin 40 et Vichy, et qui bafouait ses propres valeurs dans ses colonies. Mais le propre de la radicalité, c’est l’exaltation, cette protubérance disgracieuse qui disproportionne le jugement. La critique structuraliste des valeurs européennes n’est pas incongrue : elle est même indispensable. Mais il existe un seuil à partir duquel un jugement qui se radicalise perd sa pertinence et ne parle plus que de lui-même.
Quand Barthes proclama la Mort de l’auteur en 1968, il le fit pour deux raisons à la vérité contradictoires mais qui ont paru s’additionner : d’abord, l’auteur est un bourgeois et, en plus, il n’existe pas, puisque « c’est le langage qui parle ». Le motif révolutionnaire fait couple, tant bien que mal, avec la linguistique. Nous nous interrogerons donc sur la relation chez Roland Barthes entre sa façon de tordre le cou au sens, au signifié, au référent dans la lecture des textes d’une part et d’autre part sa fascination pour l’URSS, puis la révolution chinoise. Il pouvait dire en 1964 : « L’objet de la révolte, c’est la civilisation occidentale3. » Une telle généralisation signifie qu’une infrastructure de l’ordre du ressentiment inspirait le mécano structuraliste. 
Ce que la priorité accordée au langage sur la parole a déconstruit, implicitement, mais efficacement, c’est l’esprit républicain. Or le prix à payer d’une position radicalement critique envers la démocratie fut une méconnaissance de sa fragilité et de la nécessité de la cultiver ainsi qu’une cécité souvent tenace devant les réalités du totalitarisme à l’Est. Les milliers d’étudiants et de professeurs qui ont répété la doxa barthésienne n’avaient sans doute pas à l’esprit de régler leur compte à la Raison, au Sujet, au Sens et à l’Histoire, il n’empêche que les sens interdits et les sens giratoires qui ont borné leur parcours sur maintenant trois générations ont fini par provoquer de facto une désertion de l’esprit républicain. Chez nous, il y a des choses dont on ne parle pas.
L’idée républicaine est pourtant au cœur de l’histoire littéraire française depuis que Jacques Amyot a traduit Les Vies des hommes illustres de Plutarque dont Montaigne, Rousseau et tant d’autres collégiens se sont imprégnés. L’enseignement des jésuites lui-même fut le cheval de Troie au sein duquel l’idée de république chemina à partir de la Rome antique pour aboutir à Paris en 1792. Les péripéties de l’histoire du XIX° siècle ne sont rien d’autre que le long et douloureux accouchement de la République. Au XX° siècle, le colonialisme, l’État Français en 1940, les 13 mai 58 peut-être, sont encore des péripéties de l’histoire républicaine dans ses malheurs autant que dans ses heurs. Au plan des valeurs, le principe de laïcité commande la neutralité en matière religieuse et politique. Neutralité sur tous les chapitres, sauf un : que la république enseigne ses propres principes, la démocratie, la constitutionnalité, la séparation des pouvoirs, la pondération réciproque de la liberté et de l’égalité, y compris sociale, la solidarité, l’égalité des sexes et des tendances sexuelles, la laïcité. Ces rappels sont-ils des enfonçages de portes ouvertes ? Il s’agit pourtant de faits et surtout de valeurs qui ne se disent guère dans les amphis de lettres où les postures critiques sont presque les seules à être de mise quand la littérature redevient transitive. 
Si la critique de l’historicisme a abouti à faire l’impasse sur l’historicité et spécialement sur l’historicité de la république, la critique de l’humanisme a conduit, à faire l’impasse sur toute psychologie. Barthes a prononcé la condamnation de l’auteur en 1968 dans le texte qui fut le plus ronéoté dans les amphis. Il est vrai que Freud a un temps été considéré comme l’allié de l’entreprise déconstructiviste aux côtés de Darwin, de Nietzsche et de Marx mais la psychanalyse a depuis longtemps déserté les cours de littérature. La confrontation d’un texte avec la biographie de son auteur est encore l’objet d’un tabou qui n’a pas chancelé ainsi que toute interprétation psychologique des œuvres. La littérature est pourtant, depuis Homère, une mine d’observations psychologiques offerte par les plus grands esprits. Il y a davantage : les grands textes de la tradition chrétienne de Saint Augustin à Pascal continués par Rousseau, Stendhal et Proust, pour rester en France, fournissent une analyse théorique des passions et une exploration de l’inconscient fondée sur l’orgueil et l’amour-propre. Ce serait un immense chantier que de débattre à partir du corpus littéraire préfreudien des mérites d’une psychanalyse fondée sur l’orgueil, la vanité et l’amour-propre plutôt que sur l’Œdipe et la castration.
Quel rapport pensera-t-on peut-être entre la République et une psychanalyse de l’amour-propre, entre une approche des textes qui aurait pour cadre le macrocosme historico-politique et une approche micro qui descendrait dans l’intime et dans les passions inconscientes, ce pléonasme ? Il s’agit du lien social dans les deux cas, malgré la différence d’échelle, et son étude n’aurait guère d’intérêt si elle n’était accompagnée d’un souci moral. Notre souhait est donc que le prochain tour de kaléidoscope qui révolutionnera les études de lettres commence par une franche réhabilitation de la dimension référentielle des textes pour se prolonger vers le souci moral indispensable à la tâche éducative, conformément au nom de notre ministère.