Les trois fées de monsieur Ndiaye

Education
Les trois fées de monsieur Ndiaye
 
 
 
Le paradoxe est irritant. D’un côté, la couleur de la peau et l’origine géographique d’un ministre (Beauce/Sénégal) n’a rien à faire avec les tâches immenses qui lui sont confiées, particulièrement s’agissant de l’éducation nationale. Les attaques de l’extrême droite sont complètement déplacées et ne méritent pas de longues discussions. Les buts exprimés par le ministre dans sa Lettre aux enseignants, lutte contre les inégalités sociale – renforcement des savoirs fondamentaux – accueil bienveillant de tous les élèves – écologie – salaire des professeurs, sont cent fois plus importants que le buzz médiatique provoqué par son origine ethnique.

D’un autre côté, la nomination de Pap Ndiaye comme ministre de l’éducation nationale est, toute proportion gardée, comparable à l’élection de Barack Obama Président des États-Unis. La portée symbolique, c’est-à-dire morale de l’événement, est de nature à faire évoluer, dans le bon sens on n’en doute pas, le climat de la France postcoloniale.

Pap Ndiaye n’est certes pas le premier noir à accéder aux plus hautes fonctions. On pense à Blaise Diagne, député et sous-secrétaire d’État aux Colonies en 1914, à Gaston Monnerville, Président du Conseil de la République de 1947 à 1958 et du Sénat de 1958 à 1968, à Léopold Sédar Senghor, député et Ministre conseiller en 1959. Cette fois, nous sommes dans une autre configuration. La colonisation s’éloigne, la décolonisation aussi mais les vieilles blessures sont loin d’être cicatrisées. Lui-même historien et militant de la cause noire, Pap Ndiaye se revendique avant tout comme fils de la République, prend ses distances par rapport à une woke and cancel culture souvent sectaire et clivante et refuse de se laisser enfermer dans la polémique manichéenne qui oppose, selon ses mots, un « universalisme décharné » et un « communautarisme étroit ».

La République a manqué à ses valeurs fondatrices d’universalité et a reconstitué dans les colonies les castes qu’elle avait cru abolir sur son territoire. Ancien Directeur de la Cité nationale de l’immigration, Pap Ndiaye s’est employé à montrer combien l’universalisme porté par la Révolution française avait constitué un argument puissant dans le processus de décolonisation. Comment les peuples concernés l’avaient en quelque sorte retourné contre une France qui tournait le dos à ses propres valeurs. Le principe d’égalité était pris au pied de la lettre, ce qui n’enlève rien à la légitimité des identités ethniques ou religieuses, qui ne sont rien d’autre que le principe de liberté appliqué aux nations, disait Péguy. 

 
Les références du Ministre en matière d’éducation, énoncées dans un article du Monde de Nicolas Truong du 25 juin dernier, sont Jules Ferry, Ferdinand Buisson et Jean Zay : une vraie carte d’’identité qu’on peut résumer par ces mots qu’il aime répéter : « L’école est le trésor de ceux qui n’en ont pas. » Pap Ndiaye s’inscrit évidemment dans la continuité du grand fondateur de l’école obligatoire, laïque et gratuite, mais le cas de Jules Ferry nous renvoie justement à la dualité qui nous occupe, éducation/race (Pap Ndiaye ne récuse pas le mot race), puisque Ferry « Tonkin », comme on le surnommait, soutenait que c’était le devoir « des races supérieures de civiliser les races inférieures ». Clemenceau le moucha à l’Assemblée nationale en lui rappelant que des savants allemands démontraient scientifiquement que la France devait être vaincue parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. C’était en 1885… Pap Ndiaye ne cloue cependant pas Ferry au pilori et fait remarquer qu’il ne croyait pas au racisme biologique mais à la perfectibilité des peuples indigènes par l’éducation. 

Le cas de Jean Zay touche aussi, mais d’une toute autre manière à la dualité pédagogie/racisme. Si Pap Ndiaye salue Zay, c’est bien sûr en raison de l’œuvre du Ministre de l’Éducation nationale en faveur des défavorisés sous le Front Populaire. C’est encore parce que pour Jean Zay, la République repose avant tout sur le civisme et l’intelligence des citoyens, c’est-à-dire sur leur éducation intellectuelle et morale. Mais c’est aussi par solidarité avec la victime de Vichy qui fut assassiné par la milice en 1944 en raison de ses origines juives. Pap Ndiaye, à la suite de Frantz Fanon, ne dissocie pas le racisme de l’antisémitisme ni d’une réflexion sur le totalitarisme en général.

Moins connu que Jules Ferry, Ferdinand Buisson fut son collaborateur intime. C’est ensemble qu’ils rénovèrent le système éducatif à partir de 1880. C’est lui qui a élaboré tous les projets de lois, tous les règlements, toutes les circulaires de cette réforme, comme, de 1902 à 1906 il supervisa le travail d’écriture et de conception des lois sur la laïcité. 
Homme de conviction, Buisson refusa d’enseigner la philosophie, pour œuvrer en faveur des enfants les plus pauvres. Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dont il fut le maître d’œuvre fut la bible de l’école laïque et républicaine mettant au centre la conscience morale. Avant cela, il s’était exilé volontairement en Suisse après le coup d’État du 2 décembre et refusa de prêter serment à Napoléon III. C’est là qu’il fit la connaissance de Pierre Leroux, exilé volontaire comme lui, fondateur du socialisme républicain.

Ferdinand Buisson n’était ni noir, ni juif : il était protestant, troisième catégorie de persécutés émancipés par la République dont ils devinrent souvent les meilleurs défenseurs. La III° république fut en effet largement fondée par des protestants. Buisson fut l’un des instigateurs du protestantisme libéral avec Francis de Pressensé et Gabriel Monod.

La figure de Ferdinand Buisson assure une continuité entre la Seconde et la Troisième République. La Seconde entama pour la première fois la mise en place d’un système de mutualisation professionnelle des risques liés à la maladie, au chômage et à la vieillesse, et jeta les bases de la législation du travail, la Troisième fonda l’école républicaine et la laïcité À l’écoute de la tradition du socialisme républicain transmise par Pierre Leroux (par différence avec le socialisme marxiste), Buisson fut un dreyfusard de la première heure, il collabora avec Péguy et Jaurès et reçut le prix Nobel de la paix en 1927 pour ses efforts en faveur d’une réconciliation franco-allemande.

Ferry, Buisson, Zay : Pap Ndiaye a lui-même choisi les trois meilleures fées qui puissent veiller sur le berceau de son nouveau ministère.
 
Bonne chance à lui pour remobiliser les professeurs sur ce que Péguy appelait le plus beau métier du monde