Les conditions d’une dynamique de croissance endogène pour Marseille

Non classé
Trop longtemps la science économique a vu le territoire comme un élément neutre et inactif. C’est ainsi qu’a pu se développer une vision globalisée et standardisée des comportements quel que soit le contexte spatial dans lequel ils se situent. Cette vision est un non-sens car l’espace est un contexte qui interagit avec les acteurs et modifie leurs comportements, tout comme ceux-ci modifient le lieu dans lequel ils se situent. Le territoire, selon sa taille, son histoire, sa complexité, son aménagement, les activités marchandes et non marchandes qu’il accueille, est un élément actif d’un système qui, sous certaines conditions, sera profondément transformateur en matière de comportements économiques, sociaux et civiques.Ces interactions ne peuvent réellement se réaliser que dans la proximité car la petite communauté, l’économie locale, la vie quotidienne forment des cadres de projets beaucoup plus adaptés à la nature humaine, à sa liberté, à sa responsabilité. Comme le pressentait Tocqueville, pour participer activement à la vie démocratique, l’homme a besoin de vivre au contact de gens qui partagent son quotidien, en qui il a confiance, plutôt que dans un univers anonyme, impersonnel, marqué par la froideur des métropoles et des flux sans cesse plus lointains et accélérés.

Dans le même temps, nous constatons qu’une autre façon de voir la technologie permet de réinsérer la fonction productive dans la proximité sous une forme réappropriable par les populations (c’est le principe de la fab city). 
En fusionnant ces deux contextes (démocratie urbaine et technologie), le modèle proposé dans ce texte se trouve à la jonction de ce qui nous paraît devoir être les deux priorités liées de l’agenda marseillais : l’augmentation de la capacité d’autoproduction de la ville et le renouveau de la participation citoyenne.
 

Depuis de nombreuses années, les politiques mises en œuvre à Marseille ont toutes visé à l’inscrire dans la dynamique technocapitaliste. Se voulant une métropole sud européenne, l’idée était d’attirer des activités innovantes, des talents, des investisseurs, des touristes venus du monde entier et de favoriser l’éclosion de start-ups par la création d’écosystèmes dédiés. Si ce modèle (innovation, tourisme, centres commerciaux, quartiers d’affaires) a peu ou prou compensé les emplois perdus dans l’économie ancienne, plusieurs indicateurs et études ont révélé la situation de grande pauvreté d’une partie importante des habitants. Cette vision d’une grande métropole inscrite dans la concurrence globalisée a conduit Marseille à tourner le dos à son identité populaire et à son histoire d’une ville aux 111 villages.
Plus grave, cette politique très centralisée a imposé l’idée que les marseillais n’avaient plus leur mot à dire quant à l’avenir de leur ville. Elle les a transformés en simples consommateurs – voire spectateurs – de la transformation de leur lieu de vie. Marseille est peut-être devenue l’exemple même de ce monde à deux vitesses qui semble être le marqueur d’un système technocapitaliste dont nous avons montré les limites dans un travail précédent[1]

Dans ce contexte, l’urgence est plus que jamais à l’expérimentation d’un nouveau paradigme capable de réconcilier construction urbaine et dynamique économique. Le temps est venu de proposer un modèle de développement alternatif dans lequel proximités et innovations se conjuguent pour adapter la production locale aux besoins premiers des habitants.
 

Ce modèle alternatif procède d’abord de l’émergence d’une citoyenneté active. Ce mouvement doit être ascendant, c’est-à-dire procéder des efforts d’une population qui s’auto-organise à l’échelle locale pour résoudre une problématique située qui la concerne[2]. C’est à ce stade que les deux proximités nécessaires à la transition vont émerger : la proximité sociale (le public ou collectif) et la proximité géographique (l’espace problématique). C’est au cours de cette phase que le public va s’organiser, se structurer pour devenir un collectif et ainsi former la base de la mobilisation qui sera nécessaire pour la mise en œuvre du processus de transformation de la représentation du problème. C’est aussi dans cette phase de « contestation » que démarrera le processus d’encapacitation des habitants. 
Lorsque les conditions sont réunies, cette communauté va passer d’une phase de contestation à celle de proposition. L’espace problématique devient espace de concertation. Les habitants se l’approprient ou plutôt s’approprient son futur. C’est à ce stade que vont se dérouler les enquêtes, échanges, expérimentations, formations qui seront nécessaires au processus de fabrication « d’une intelligence collective » capable de construire une vision, une philosophie, un système de valeurs qui vont progressivement faire émerger les orientations de ce qui pourrait être l’élément de base du renouveau urbain marseillais : l’espace commun de proximité. Le système, formé par le collectif et l’espace de concertation, se transforme en un projet collectif et va devoir intégrer de nouveaux acteurs (experts, investisseurs, promoteurs, associations, etc.). C’est aussi à ce stade que la municipalité aura à imaginer les institutions (formelles ou informelles) permettant d’intégrer tous ces acteurs dans des logiques conformes à l’intérêt général. 

Validé, amendé, enrichi, ce projet collectif peut alors entrer en phase de réalisation. Il devient un espace commun de proximité c’est-à-dire un lieu d’intermédiation entre différentes formes d’économies, d’activités et d’usages, tous inscrits dans cet objectif d’appropriation par les habitants (entre autres) d’une forme économique nouvelle qui aura pour objet de ramener la production dans le voisinage des habitants et l’adapter à leur consommation. 

C’est par ces aspects concrets, proche de leur vie quotidienne que les acteurs trouveront, après la contestation, un deuxième levier de motivation : une économie urbaine répondant à leurs besoins et aux caractéristiques sociales du quartier.
 

Cette dynamique de développement est fondée sur ce que l’on pourrait appeler « une démocratie de proximité », en conséquence, l’action politique devra s’attacher à multiplier les situations favorables à son occurrence car, dans ce schéma, la mobilisation des habitants constitue un enjeu crucial. Si la nouvelle économie de Marseille implique de développer la production locale, encore faut-il que les produits issus de cet espace commun de proximité rencontrent la demande locale. Favoriser la réappropriation de l’acte productif par le citoyen sera indispensable pour susciter de nouvelles vocations et de nouvelles idées au service d’une ville devenue fabricante. C’est à dire une ville qui aura augmenté sa capacité d’autoproduction (fabriquer les produits et services dont elle a besoin), en ré-enracinant des micro-fabrications, en mobilisant les ressources matérielles et humaines de proximité, tout en se connectant aux réseaux collaboratifs mondiaux. Aujourd’hui, les révolutions technologiques révèlent des milliers de niches locales capables de former cette nouvelle « utopie entrepreneuriale ». De la production d’énergie à l’alimentation en passant par des secteurs aussi divers que le bois, la cosmétique, la mobilité, le textile, le recyclage, etc. énormément de produits et services peuvent être réalisés sur place. C’est grâce à cette nouvelle diversité productive que l’effet multiplicateur, c’est à dire la capacité du territoire à faire circuler durablement les richesses (créées ou provenant de l’extérieur) au sein de l’économie locale, s’exercera pleinement. 

L’une des conditions de la puissance de transformation de ce qui peut s’apparenter à un tiers-lieu proviendra de l’interaction entre les activités collaboratives qu’il accueillera. De nature très diverses, elles ont toutes pour caractéristiques de faire éclater les oppositions anciennes entre conception et fabrication, entre production et consommation, entre investissement capitalistique et engagement citoyen, entre activités marchandes et non marchandes. Véritable pôle de coopération, l’espace commun de proximité peut alors être vu comme un centre d’attraction de différents intérêts parce qu’il est constitué de différents types d’acteurs qui se trouvent à la rencontre des nouveaux principes économiques qui, mis ensemble, forment une réelle alternative à l’économie technocapitaliste (les communs, la contribution et l’open source). Tous ces intérêts étant articulés, mis en cohérence par le système de valeurs construit initialement lors de la phase de concertation à l’origine du projet et dont les acteurs initiaux restent le garant moral. 

À côté de ce système productif d’un genre nouveau, de nombreux services associés pourraient se localiser, eux-mêmes inscrits dans les valeurs fondatrices du lieu. Nous pensons par exemple aux restaurants, et cafés participatifs, halles de marché accueillant la vente de produits locaux qui se développent partout, ou encore des évènements à caractère civique, des activités juridiques et de consulting d’un genre nouveau qui auraient à accompagner la montée en puissance de cette économie. Les acteurs du logiciel libre et de l’open data forment aussi un public pour ce type de lieu car ils se trouvent de fait au cœur de ce modèle alternatif souvent basé sur la co-création et le développement en open source. Enfin, la finance n’est pas un ennemi, bien au contraire. Des coopératives financières émergent et offrent des solutions d’épargne et de crédit orientées vers des projets ayant une utilité sociale, écologique et/ou culturelle, autant d’activités qui auraient toute leur place dans ces pôles. On peut aussi imaginer que l’originalité et la puissance transformatrice de ces pôles d’un genre nouveau attirera l’intérêt de nombreux chercheurs. Ainsi, et en reprenant ce qui a fait le succès de la transformation technopolitaine, ces lieux pourraient permettre le rapprochement tant attendu entre différentes cultures scientifiques (économie, gestion, sociologie, urbanisme, sciences cognitives, science politique, informatique, etc.). Ces approches pluridisciplinaires, souvent participatives, viendraient renforcer les dynamiques d’engagement caractéristiques de ces espaces communs de proximité et démultiplieraient leur potentiel de créativité.
 

Compte tenu du point de départ, transformer Marseille en une ville fabricante, capables de satisfaire une large part des besoins premiers de ses habitants à partir de ses capacités d’autoproduction constitue un défi de taille. Pour représenter un véritable levier de transformation économique, sociale et environnementale, la municipalité devra interagir avec les différents publics pour favoriser la mise en réseau de ces lieux disséminés dans toute la ville afin de faire émerger de véritables « boucles locales de développement ». C’est alors que la fonction productive deviendra réappropriable par la population et que sera restauré le lien entre production et consommation à l’échelle de la ville. Ce localisme économique forme le troisième levier du réengagement des habitants car nombre des activités présentes leur permettront de s’approprier les différents espaces, que ce soit sous la forme de producteur, de consommateur, de simple usager ou encore d’investisseur.  

Ces interactions entre espaces communs de proximité établiront un véritable écosystème au sein duquel le principe du multiplicateur local jouera pleinement. Les conditions seront alors réunies pour la mise en circulation du quatrième levier d’implication des habitants : la monnaie locale complémentaire (MLC). Dès lors qu’il existe un équilibre entre offre et demande locales, celle-ci permettra d’emprisonner la richesse créée localement en alimentant l’économie de proximité au lieu du grand large. Il existe un parallèle évident entre le déploiement de boucles locales de développement sur un territoire (l’offre) et le développement d’une MLC (la demande). Dès lors que les acteurs (producteurs et consommateurs) se trouvent en situation de s’inscrire dans un réseau durable de solidarité, la connexion entre une MLC et le déploiement de boucles locales de développement est une évidence. Ajoutons que, dans un contexte de grande pauvreté, la Mairie pourrait voir dans cette MLC un moyen supplémentaire pour accompagner certaines de ses politiques en jouant sur le taux de change MLC/euro.
 

Ainsi, notre proposition est relativement simple : inscrire le développement de Marseille dans un grand mouvement de démocratie économique et urbaine en favorisant la co-construction d’un réseau d’espaces communs de proximité. L’originalité de ces derniers, outre le fait que leur conception s’appuierait sur une démarche ascendante, est qu’il regrouperait des activités inscrites dans une forme de contestation du modèle économique dominant. Au sein de ce réseau, les habitants seront envisagés non plus comme des consommateurs passifs, mais comme des acteurs méritant de voir leurs capacités étendues pour pouvoir intervenir dans les processus de production locale et profiter de leurs expériences réciproques. Les citoyens redeviennent ainsi des agents du changement et sous une forme où il ne s’agit plus seulement de participation politique, mais aussi de participation dans une pluralité d’autres dimensions contributives : économique, sociale, culturelle, civique, etc. C’est alors que l’espace retrouvera la place qu’il n’aurait jamais dû perdre dans la science économique : celui d’une ressources cognitive exerçant une influence majeure sur les comportements des agents.
 
 

[1] Renaud Vignes, L’impasse. Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser (CitizenLab, 2019).
[2] Sur ce sujet, voir : John Dewey, Le Public et ses problèmes (Folio, 2010)