Le délibéralisme : une proposition pour penser le monde d’après

AvenirCapitalisme
 La crise du covid-19 a permis à nos dirigeants de prendre conscience de ce que chacun sait déjà depuis le choc pétrolier de 1974 : nous sommes dans une impasse. Les crises économique, écologique, démocratique n’ont jamais été aussi patentes. Elles invitent au changement de société. Pourtant nous restons prisonniers de cadres de pensée hérités du XVIIIesiècle. Or ces cadres doivent être préservés et dépassés. Préservés, car l’humanisme des Lumières est le socle sur lequel repose l’autonomie de la science et la liberté démocratique. Dépassés, car les Lumières s’ancrent dans une croyance en la toute-puissance de la raison qui est erronée. Autrement dit, pour changer de cap, pour bifurquer vers un nouveau système économique qui ne détruise plus la planète, il convient, de faire deux choses:
– déconstruire les principes économiques du capitalisme (régime de vérité du système économique actuel) qui menacent l’existence même de l’humanité ; construire des principes d’économie solidaire menant vers une société post-capitaliste.
– déconstruire le libéralisme (1) (régime de justification du capitalisme) ; construire un nouveau régime de justification : un nouveau cadre théorique permettant de comprendre l’économie sans passer par la fiction du marché auto-régulateur.
Comment articuler ces deux fronts ? C’est l’objet du délibéralisme. Ce terme nouveau est, tout d’abord, un jeu de mot qui renvoie aussi bien à la nécessité de se défaire de la pensée libérale, qu’à l’idée de remplacer le marché par la délibération comme meilleur facteur de répartition des ressources. Il ne s’agit donc pas d’ une énième tentative de réforme d’un système à bien des égards « extrêmement déplaisant » selon les mot de Keynes. C’est, plus profondément, une invitation à une révolution intellectuelle qui s’appuie sur les réponses en actes aux maux du capitalismes que sont, les systèmes d’échanges locaux, les budgets participatifs, l’autoproduction accompagnée etc. Ces initiatives solidaires révèlent qu’un autre monde est, non seulement possible, mais qu’il existe déjà. Cette révolution, montre aussi que la liberté peut, et selon nous, doit être pensée, en dehors du paradigme libéral. La force de ce dernier est d’articuler une théorie économique (le laisser faire), une théorie politique (les liberté négatives) et une conception symbolique (le positivisme) en un tout très cohérent. C’est pourquoi, par symétrie, le délibéralisme réunit ces trois dimensions pour incarner un nouveau paradigme économique, une exigence politique de démocratie radicale et une conception scientifique inscrite dans la complexité.
– En tant que paradigme économique, le délibéralisme revendique deux sources d’inspiration : les initiatives solidaires et les critiques du marché. Les premières (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, monnaies sociales, zone de gratuité, etc.) ont un point commun : la création d’intelligence collective par la délibération. Les secondes (marxisme, keynésianisme, sociologie économique, etc.) montrent que l’idée d’un marché autorégulateur est contraire aux faits. Le « marché faiseur de prix » n’existe pas (2). Autrement dit, le meilleur facteur d’allocation des ressources n’est pas une abstraction (le marché), mais un processus concret (la délibération) (3).
– En tant que théorie renouvelée de la démocratie, le délibéralisme s’ancre dans une perspective de démocratie radicale mise en lumière par J. Dewey : un effort continu vers l’émancipation de chacun par la contribution de tous. C’est en délibérant collectivement que les citoyens constituent un public qui va résoudre les problèmes rencontrés. Cette délibération collective n’est pas considérée comme un échange rationnel construisant le consensus. C’est, au contraire, une communication politique qui vise à construire des désaccords féconds. Ainsi définie, la délibération est, d’ores et déjà, très ancrée dans nos sociétés : sur le plan économique, elle est présente dans les initiatives solidaires. Sur le plan politique, elle irrigue la vie associative et se trouve convoquée quand le torchon brûle entre les citoyens et leurs représentants (4). Sur le plan symbolique, elle est au cœur des débats scientifiques et alimente l’utopie. La démocratie délibérative ne consiste donc pas à faire table rase du passé, mais à généraliser certaines pratiques contemporaines.
– En tant que proposition épistémologique, le délibéralisme est une approche interdisciplinaire qui se démarque radicalement du positivisme. Il s’inscrit pleinement dans l’épistémologie de la complexité portée par E. Morin. Dans cette perspective, le délibéralisme est un cadre conceptuel permettant un changement d’échelle. Dans la conceptualisation libérale, le marché joue le rôle d’intermédiaire entre le micro et le macro. Dans le cadre épistémologique du délibéralisme, c’est la délibération qui est le principe commun unifiant les initiatives locales, nationales et internationales.
 Ainsi conçu, le délibéralisme est le régime de justification d’une société démocratique radicale solidaire et écologique. Cette utopie n’est pas déconnectée du réel. Au contraire, elle s’ancre dans les pratiques militantes concrètes. Il ne s’agit pas de tout détruire avant de tout reconstruire, mais de généraliser des pratiques qui ont montré, sur le terrain leur capacité à concilier écologie et démocratie. Le délibéralisme est donc un outil intellectuel de lutte contre la représentation dominante : entre la poursuite de la course folle de la mondialisation et le retour au nationalisme identitaire autoritaire, il existe une troisième voie : favoriser les initiatives citoyennes solidaires. 
 Par contre, ce n’est certainement pas un mode d’emploi permettant de construire, à coup sûr, une société plus juste. Pour le dire autrement, notre propos n’est pas d’affirmer qu’il faille délibérer de tout et tout le temps. Notre intention est plutôt de proposer un principe normatif expliquant, d’une manière simplifiée, l’idéal d’une société démocratique : tout, y compris l’économie, peut-être, à tout moment, soumis à la délibération des personnes concernées. Une telle société n’est pas une société marquée par l’urgence et les décisions de court terme. C’est, au contraire, une société qui prend tout le temps nécessaire à l’autodétermination individuelle et collective des acteurs. À l’opposé de nos sociétés capitalistes, le délibéralisme s’inscrit dans la durée : prendre le temps de se former à la construction des désaccords, prendre le temps de vérifier l’information, prendre le temps de définir ensemble les problèmes, prendre le temps d’expérimenter de manière collective des actions permettant de remédier à ces problèmes, prendre le temps d’évaluer démocratiquement les solutions, prendre le temps de débattre de leurs éventuelles généralisations législatives, réglementaires ou normatives. Ce temps nécessaire à une démocratie renouvelée, réclame une nouvelle distribution des revenus. C’est pourquoi le délibéralisme propose l’attribution d’une allocation universelle – Revenu d’Existence par CREation monétaire, RECRE – offrant à tous et à toutes un revenu primaire déconnecté de l’activité. Une telle allocation, fondée sur le droit de vivre dans la dignité ne peut être que le fruit d’une décision collective. En effet, le problème central est moins celui de son financement que celui de son acceptabilité sociale. En tout cas, dans le cadre de pensée qui est le nôtre où la monnaie n’est ni un voile neutre ni une réalité exogène, mais un système de comptabilité sociale. Il est donc techniquement possible de créditer chaque habitant d’une somme lui permettant de vivre comme il l’entend . Cette allocation universelle par création monétaire est ainsi étroitement corrélée à une réappropriation démocratique de la monnaie. A contrario, sans démocratisation de la monnaie, sans monnaie délibérée, l’avènement d’une société post-capitaliste reste illusoire.
Le délibéralisme est une construction intellectuelle ambitieuse et modeste. Ambitieuse puisque, nous venons de le voir, elle vise à provoquer une révolution intellectuelle. Modeste puisque le délibéralisme n’est qu’une synthèse de travaux théoriques hétérodoxes et de recherches empiriques sur les initiatives solidaires. Il n’invente rien, il assemble des éléments épars. Cette synthèse pluridisciplinaire rejoint alors d’autres synthèses du même type voulant accélérer la transition vers une société post capitaliste, plus solidaire, plus démocratique et plus écologique. Nous pensons au convivialisme, à la décroissance, au mouvement des communs, à celui de la transition, à l’alter-mondialisme, etc. Au-delà des différences théoriques et des divergences politiques, toutes ces approches cherchent la même chose : un cadre de pensée alternatif qui s’inscrit dans des pratiques concrètes. Il convient alors de comprendre le délibéralisme moins comme une construction théorique achevée que comme un cadre intellectuel ouvert à tous ceux cherchant à penser une société démocratique post-capitaliste. Il ne s’agit pas de faire converger toutes les radicalités dans un seul et unique projet, mais d’offrir un cadre permettant la confrontation de notions et de théories différentes de manière à faire émerger un désaccord fécond. Délibérer pour changer de cap, changer de cap pour délibérer.

1 et ses variantes actuelles, le néo-libéralisme qui inspire la gouvernance des institutions et des organisations, et l’ordo-libéralisme au cœur de la doctrine économique de l’Union européenne.

2 Plus précisément, nous pensons que l’idée d’un marché autorégulateur, d’un système auto régulé qui ajuste automatiquement l’offre à la demande n’est qu’une vue de l’esprit. Par contre, nous ne nions pas qu’il existe des lieux d’échanges économiques – des places de marché disait K. Polanyi (1944), ou des dispositifs de calcul selon M. Callon et F. Muniesa (2003) – comme la criée, la bourse, ou les marchés couverts de nos centres-villes. Cependant, nous pensons que ces lieux ne sont pas soumis aux mécanismes mystérieux de la main invisible : ce sont des lieux institués par des acteurs qui mettent en place des règles précises. Rien n’interdit que ces règles soient le fruit d’une délibération publique.
3 Cette vision orthodoxe masque la réalité empirique à savoir les rapports de force mis en avant les travaux de P. Jorion (2010). Il montre que le rapport des prix reflète les positions sociales. La monnaie délibérée avec le financement de l’allocation universelle pourrait justement casser le rapport hiérarchique lié à l’emploi et ainsi générer des rapports plus égalitaires, débouchant sur une formation des prix plus égalitaire.
4 On le voit avec le « dialogue européen » lancé, en 2017, par les institutions européennes pour tenter de combler le fossé qui se creuse entre les citoyens et l’UE. On le voit également avec l’instauration d’un débat public national par le président E. Macron, pour essayer, en 2019, de sortir de la crise provoquée par le mouvement des gilets jaunes.

Références bibliographiques citées

Callon M., Muniesa F. (2003), « Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul », Réseaux, N° 122
Jorion P. (2010), Le prix, Paris, éditions du Croquant.
Keynes J.M. (2002), La pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard.
Morin E. (1994), La complexité humaine, Paris, Flammarion.
Polanyi K. (1944), La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1983].