Le travail, instrument de domination

Travail
Le travail comme phénomène idéologique doit beaucoup à la « révolution protestante » et à sa relecture de la Bible, notamment de la parabole des talents. Cette dernière consacre en effet l’accumulation du capital comme une vertu et un moyen de servir Dieu. A la suite des écrits de Martin Luther, de nombreux mouvements religieux vont ainsi transformer radicalement la vision traditionnelle du travail pour en faire un moyen d’accumulation et d’enrichissement, mais également d’agencement et de rationalisation du monde. L’activité productive, au-delà de ses caractéristiques strictement économiques d’accumulation, procède dés lors d’une vision globale qui donne un sens à l’activité humaine. Il s’agit d’organiser, d’ordonner, de rationaliser et de faire fructifier le capital foncier ou financier, dans le but de servir Dieu et d’augmenter sa gloire. La prédestination, qui fait 
de la réussite dans les affaires le signe de l’élection divine, achève de boucler ce cercle rhétorique. 
Au XVIIème siècle, le philosophe anglais John Locke va s’emparer de la valeur travail pour en faire le fondement du droit de propriété et justifier le colonialisme britannique :
« chaque homme est […]propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a laissé, et y joint quelque chose qui est sien. Par là, il en fait sa propriété.1»
La théorie de la propriété de Locke va alors permettre de justifier l’expansionnisme colonial en Amérique : les terres n’y étant pas cultivées sur le modèle de l’exploitation agricole anglaise, elles seront considérées comme « vides » et « sauvages ».
Le même raisonnement justifie la colonisation de l’Irlande et l’implantation de fermiers et de régisseurs anglais. Bien que la terre y soit déjà largement cultivée, les techniques agricoles locales sont rudimentaires. Selon les standards anglais d’exploitation du foncier, la propriété n’y est ainsi pas fondée car les rendements sont trop faibles et la terre n’est pas mise en valeur autant qu’elle le pourrait ou qu’elle le devrait. On voit donc, comme l’illustre le cas de l’Irlande, que la notion de productivité est consubstantielle à l’idéologie du travail. Seul le travail productif, permettant une fructification du capital, est véritablement considéré comme tel.
Pourtant, tout au long des siècles qui ont précédé, aucune valeur positive n’avais jamais été attachée au travail. Dans les sociétés traditionnelles de chasseurs-cueilleurs représentatives du mode de vie de nos ancêtres du paléolithique, le travail n’existait pas en tant que tel. La synthèse effectuée par l’anthropologue Marshall Sahlins2 sur un large ensemble de données ethnographiques montre ainsi que les activités d’acquisition des subsistances, qui peuvent être assimilées à la définition économique du travail, ne représentaient en moyenne que trois à cinq heures de la journée des chasseurs-cueilleurs. Ces activités étaient de faible intensité, prétextes aux jeux, à la flânerie et aux
bavardages. Loin de la vision traditionnelle de groupes humains luttant avec acharnement pour assurer leur survie, les sociétés de chasseurs-cueilleurs semblent ainsi avoir bénéficié d’une abondance de loisirs rendue possible par la sous-exploitation et l’abondance naturelle des ressources.
Le passage à des sociétés agricoles sédentaires fut selon toute probabilité largement contraint et s’est traduit par une dégradation de l’état de santé de la population. Une étude menée en Turquie montre ainsi une diminution importante de la taille des squelettes adultes au néolithique comparativement à  celle des chasseurs-cueilleurs ayant précédé. 
Les premières civilisations en Mésopotamie vont initier un recours massif à l’esclavage pour les activités de production et le service du palais. Les paysans attachés à la terre vont voir leur situation se dégrader considérablement du fait des tribus et impôts prélevés par le pouvoir royal et de la pratique de l’asservissement pour dettes. Dans le même temps, le pouvoir va procéder à une division rationnelle du travail en créant les premières administrations mais aussi les corps d’artisans spécialisés qui vont être recrutés pour le service du palais ou du temple. 
Le travail spécialisé trouve donc son origine dans les sociétés esclavagistes et naît par la contrainte et la coercition. Ces origines vont fortement influer sur la vision que s’en feront les aristocraties terriennes de la Grèce Antique. Pour Platon ou Aristote, le travail est ainsi, avec le commerce, une activité avilissante incompatible avec la citoyenneté active. Les travailleurs sont trop abrutis et préoccupés par leur besogne pour pouvoir prendre part aux affaires de la cité. A contrario, le loisir apparaît comme une condition nécessaire pour participer aux discussions de l’Agora ou à la gestion de la chose publique. C’est ainsi le temps libre disponible qui distingue la classe aristocratique de la plèbe, ce que les 
nobles romains nommeront l’Otium, un idéal de vie fait de loisirs studieux, d’activités intellectuelles ou artistiques et de participation à la vie politique. Cette vision perdurera tout au long du Moyen-âge et même au-delà. En cela, l’idéologie du travail issue de la réforme protestante demandera aux élites d’importants efforts d’embrigadement et de discipline avant qu’elles ne réussissent à l’imposer…

1 John Locke, Traité du gouvernement civil, 1690

2 Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976