Le temps du revenu contributif est-il venu ?

Technocapitalisme
Pendant longtemps les économistes ont regardé uniquement les choix monétaires des individus. La « nouvelle théorie du consommateur (1) » constitue une rupture par rapport à cette approche. À la vision d’un agent consommateur cherchant à maximiser sa satisfaction par la consommation, Becker va substituer celle d’un agent producteur qui arbitrera entre différents facteurs de production pour « fabriquer » la plus grande quantité de satisfaction possible. L’agent devient donc un producteur qui, pour produire les satisfactions qu’il recherche, va combiner des dépenses en biens et services ainsi qu’une autre ressource jusqu’ici ignorée par la théorie économique : le temps. Une des conséquences les plus importantes de cette analyse réside dans l’idée de substituabilité entre temps et dépense. Notre individu a dorénavant le choix entre dépenser plus ou utiliser plus de temps. Il va donc être amené à comparer les prix de chacun. Certaines activités utilisent beaucoup de temps et peu de dépenses (inviter ses amis à dîner à la maison par exemple), d’autres beaucoup de dépenses et peu de temps (aller au restaurant). Dans cette approche, ce temps disponible est amené à se raréfier donc son prix augmente. Et c’est là qu’apparaît la plus grande conséquence de cette analyse sur l’organisation sociale : plus le prix augmentera et plus les consommateurs préféreront dépenser. C’est ainsi que notre capital-temps est devenu un véritable enjeu pour les entreprises qui vont donc chercher à s’en emparer pour le raréfier toujours plus (il suffit d’observer le temps de présence des adolescents sur leur smartphone).

Cette observation n’a pas qu’un intérêt théorique. Au contraire, elle est au cœur de la question du sentiment d’affaiblissement continue de notre niveau de vie. Derrière cette notion de capital-temps émerge l’idée que, selon son utilisation, le temps est aussi un revenu. De même que les prix utilisés dans l’analyse ne sont pas les prix auxquels on se réfère habituellement, le revenu que Gary Becker propose de prendre en compte n’est pas le revenu monétaire « classique », mais ce qu’il appelle le « full income » (c’est le revenu monétaire auquel s’ajoute le revenu temps disponible). Avec une telle mesure du revenu complet, il n’y a pas de doutes que l’on pourrait expliquer un certain nombre de paradoxes de la littérature, comme le paradoxe d’Easterlin dans lequel les personnes ne voient pas leur sentiment de bien-être augmenter alors que leur revenu monétaire augmente. Ainsi le sentiment de stagnation de notre pouvoir d’achat qui traverse nos sociétés trouve sa cohérence dès lors qu’est pris en compte le revenu complet (qui stagne voire baisse) et non plus seulement le revenu monétaire (qui augmente). Il semble donc clair qu’un certain nombre de modifications technologiques, depuis une trentaine d’années, ont réduit le budget temps disponible des individus, en conséquence, l’une des grandes questions que l’économie politique doit se poser en ce moment de crise profonde concerne les manières de valoriser de façon optimale ce temps disponible pour augmenter la partie temps du revenu complet des agents.

Nous devons constater que cette ressource est très différente selon les individus. L’économiste François Gardes (2) nous enseigne que pendant très longtemps les économistes agricoles américains s’inquiétaient du fait que les retraités dépensaient 10 à 15% de moins en produits alimentaires et risquaient donc de souffrir de sous-alimentation. En conséquence ces mêmes économistes posaient la question de leur attribuer des bons d’alimentation. Après étude, il a été montré que leur équilibre alimentaire était préservé car ils avaient, en fait, substitué du temps à la dépense. En fait, ces retraités avaient consacré plus de temps pour bien acheter et bien cuisiner. Conséquence : leurs dépenses avaient baissé et, donc, leur pouvoir d’achat monétaire avait augmenté. Dans notre monde technocapitaliste, le revenu complet des ménages (revenu monétaire + revenu temps) diminue du fait des politiques de captation de notre temps par les entreprises. Un premier axe d’une politique du pouvoir d’achat serait donc de limiter la capacité des forces économiques à capter notre temps disponible pour l’orienter vers une production domestique revalorisée. Par ailleurs, cette même politique encouragerait les mouvements du « do it yourself » en finançant des formations par exemple ou encore en favorisant les lieux où se font les échanges de compétences (fab lab, jardins partagés, etc.) (3).
 
Au-delà de ce temps domestique qui correspond à une diminution de dépenses, une autre partie de cette ressource pose la question de sa valorisation. Il s’agit des temps consacrés à l’engagement des citoyens dans différentes activités ayant un impact social au sens large. C’est ici que le concept d’activité contributive semble le plus intéressant, le plus novateur. L’exemple le plus emblématique se trouve à Brooklyn et porte le nom de Park Slope Food Coop (4). C’est un supermarché qui gagne plus d’argent au mètre carré que tout autre magasin à New York. Ce concept d’entreprise apparaît de plus en plus comme un modèle pour construire une alternative durable et performante dans un secteur (la grande distribution) qui joue un rôle majeur dans le système d’hyper consommation qui est le nôtre. Il est fondé sur la coopération et l’échange temps/droit à consommer ce qui lui permet de pratiquer des prix parfois 50% plus bas que celui des chaines bio traditionnelles. Là encore, ce gain de pouvoir d’achat monétaire est obtenu en contrepartie d’une dépense de temps. Dans des secteurs d’activités très divers, cet échange temps/droits à dépenser est étudié de près et pourrait former une nouvelle approche très pertinente du revenu contributif au moment où l’économie technocapitaliste peine à augmenter les salaires des classes populaires.

Enfin, sachant que la performance de cette nouvelle économie urbaine que nous appelons de nos vœux repose en partie sur l’engagement de ses parties prenantes, et dès lors que cet engagement se situe dans un espace au sein duquel circulerait une Monnaie Locale Complémentaire, il suffirait alors à la puissance publique (municipalité par exemple) d’abonder le taux de change euro/MLC pour donner une substance concrète à ce concept de revenu complet en liant ce « bonus » au choix de dépenser du temps dans des activités au sein d’un pôle transitionnel par exemple. L’avantage est que ce nouveau pouvoir d’achat serait probablement réinjecté en grande partie dans une des boucles locales et ferait alors jouer à plein l’effet multiplicateur de richesse (5).
 
Au sein du technocapitalisme, alors que la richesse ne fait que croître, les salaires (hors classes supérieures) sont amenés à suivre à peine l’inflation, voire à stagner. Cette situation est évidemment scandaleuse politiquement et moralement inacceptable, et ce n’est pas à l’État de se substituer aux entreprises pour pallier leur incapacité de maintenir le pouvoir d’achat de leurs salariés. C’est pourquoi, en plus des politiques de redistribution en place, nous encourageons la mise en place d’une politique du revenu nouvelle permettant de valoriser le capital temps dont les classes populaires sont la plupart du temps les mieux dotées.  
 

(1) Gary S. Becker, « A Theory of the Allocation of Time », The Economic Journal 75, no 299 (Septembre 1965) : 493‑517.
(5) L’effet multiplicateur local, UTOPIES, Note de position, juillet 2016