Le RSA d’Emmanuel Macron : survivre sous condition

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Stéphane Troussel, le président du département de Seine-Saint-Denis a retiré sa collectivité de l’expérimentation « France Travail ». La raison : « La doctrine portée par le gouvernement en matière de conditionnalité des aides sociales […] me paraît une grave entorse à notre République »[1].

Le workfare[2] à la française

Le candidat Macron avait annoncé lors de la présentation de son programme le 17 mars 2022 sa volonté de réformer le RSA « en assurant un meilleur accompagnement et un meilleur équilibre des droits et devoirs » et « l’obligation de consacrer 15 à 20 heures par semaines pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle »[3]. Le projet a depuis son élection été confié à Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’Emploi et à l’Engagement et intégrera plus largement le projet de loi France Travail qui doit remplacer Pôle emploi en 2024. Il est d’ores et déjà expérimenté dans 18 départements. Sans la Seine-Saint-Denis donc.

France Travail serait l’opérateur chargé de piloter l’ensemble du service public de l’emploi avec les acteurs associés pour coordonner l’accompagnement des bénéficiaires. Derrière l’intérêt de l’usager avancé par la réforme, se cache en réalité une tentative de recentralisation des politiques d’accompagnement vers l’emploi, comme le laissent entrevoir les craintes exprimées par les départements[4] ou les missions locales[5]. Mais cela pose deux problèmes. Tout d’abord, du point de vue de la gouvernance car les collectivités locales, qui reposent sur l’élection au suffrage universel, vont être inféodées à une agence de l’État. Ensuite, au niveau budgétaire, puisque le rapport de la mission de préfiguration estime le financement du plan entre 2,3 et 2,7 milliards d’euros sur la période 2024-2026[6].

Dans un contexte de crise du recrutement, il y a par ailleurs tout lieu de penser que l’État cherche à faire peser la responsabilité du chômage sur les individus plutôt que sur la société, les sanctions venant se substituer à l’accompagnement. Une manière de rééquilibrer le rapport de forces sur le marché du travail au bénéfice des entreprises. C’est ainsi qu’il faut lire les récentes polémiques entourant les propos de l’exécutif, de Thibaut Guilluy, qui souhaite qu’on « demande des comptes » aux allocataires[7] du RSA, au Président de la République qui estimait lors de son allocution télévisée du 22 mars qu’il fallait les « responsabiliser ». La réforme prévoit en particulier une « suspension – remobilisation » applicable soit avant la signature du contrat d’engagement si l’allocataire ne se présente pas à ses rendez-vous ou tout au long de l’accompagnement s’il ne tient pas ses engagements, ce qui vise à faciliter, donc accroître le recours aux sanctions par les institutions[8].

Un risque d’aggravation de la pauvreté

Or comme le montre une étude des chercheurs Sylvain Chareyron, Rémi Le Gall et Yannick L’Horty, si les dispositifs de sanction améliorent la participation aux démarches d’insertion, ils n’ont que peu d’effets sur l’accès à l’emploi et aggravent le risque de non-recours aux droits[9].

Un renforcement des sanctions risque d’aggraver la situation des plus fragiles et de générer des effets pervers, comme l’ont montré les études sur les sanctions prévues par le Universal Credit au Royaume-Uni. Si leur impact sur l’emploi s’avère nul, elles ont pour conséquence d’accroître l’incertitude sur l’avenir (liée au risque de radiation pour des infractions mineures comme le retard à un rendez-vous) ou l’anxiété des personnes et de rendre la recherche d’emploi largement contre-productive (multiplication des candidatures, dont certaines paraissent inappropriées)[10]. A contrario, plusieurs expérimentations (et assez récemment encore, en Finlande) ont bien montré qu’à montant égal, un revenu inconditionnel offrait le même niveau de retour à l’emploi qu’un revenu sous conditions, tout en renforçant de façon sensible la santé physique, mentale et sociale des bénéficiaires[11].

Les associations de solidarité, à l’instar du collectif ALERTE[12] qui en rassemble un grand nombre ou d’ATD Quart Monde[13] qui a été à l’origine de la création du Revenu minimum d’insertion (RMI), défendent l’inconditionnalité du RSA ainsi qu’un renforcement de l’accompagnement à concevoir comme un droit des allocataires. Les trois seuls départements de gauche présents dans l’expérimentation (Loire-Atlantique, Ille-et-Vilaine, Grand Lyon) ont conditionné leur participation à la préservation de leur responsabilité sur l’accompagnement et à l’absence de renforcement des sanctions[14].

Une réforme dégénérée

On est bien loin de la philosophie exprimée par François Mitterrand en 1988 dans sa Lettre aux Français, dans laquelle il annonçait la création du RMI : « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien ». Si dès l’origine le RMI a joué sur l’ambiguïté de l’insertion et la contractualisation associée pour obtenir une adhésion transpartisane[15], la réforme en cours est d’une autre nature. Il s’agit bien d’imposer un système de workfare dans lequel la responsabilité est individualisée et les institutions deviennent disciplinaires.

Comme pour les retraites sur lesquelles Emmanuel Macron envisageait une réforme de structure sous le précédent quinquennat avant de la troquer pour une réforme paramétrique se concentrant sur le recul de l’âge légal de départ, l’expérimentation du RSA conditionné confirme l’abandon du « revenu universel d’activité » pourtant annoncé comme une mesure phare de la stratégie pauvreté en 2018 pour fusionner l’ensemble des prestations sociales en une seule en les automatisant et les ouvrants aux jeunes. Dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, le fait que les simulations anticipent 3,55 millions de foyers perdants n’y est sans doute pas étranger[16]. Il est en tout cas frappant qu’au cours de ce nouveau quinquennat le pouvoir mette en œuvre les réformes avortées du précédent sous une forme dégénérée.

Pour un revenu d’autonomie

Dans ces conditions, nous appelons l’ensemble des acteurs à défendre une contre-réforme, le revenu d’autonomie, qui repose sur cinq piliers[17] :

  1. L’inconditionnalité et le versement automatique pour résoudre le problème du non recours qui concerne 34% des personnes éligibles[18],
  2. Le droit à l’accompagnement en rendant effectif et universel un accompagnement global sur l’ensemble du territoire[19],
  3. L’ouverture aux jeunes, alors que 22,7% des 18-24 ans vivent sous le seuil de pauvreté contre 13% en moyenne pour l’ensemble de la population[20],
  4. L’augmentation du RSA, qui a décroché depuis la création du RMI par rapport au salaire minimum[21],
  5. La garantie d’emploi, pour laquelle l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) pourrait être déployée.

La Première Constitution de la République, celle de l’an I, le proclamait : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». La République sociale ne saurait conditionner un revenu de survie sans se trahir.

Timothée Duverger est co-directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation Jean Jaurès, ingénieur de recherche à Sciences Po-Bordeaux, chercheur au Centre Émile Durkheim, directeur de la chaire « Territoires de l’économie sociale et solidaire » (TerrESS).


[1] « La Seine-Saint-Denis refuse le RSA conditionné et fustige « une grave entorse à notre République » », Libération, 28 mars 2023.

[2] Les programmes de workfare posent comme principe que les bénéficiaires de l’aide sociale doivent travailler pour toucher une allocation.

[3] « Emmanuel Macron veut réformer le RSA avec « 15 à 20 heures d’activité » obligatoires par semaine », L’Obs, 17 mars 2022.

[4] Catherine Abou el Khair, « Départements de France exprime ses doutes sur le projet France Travail », Localtis, 29 mars 2023.

[5] Rouja Lazarova, « France Travail : les inquiétudes des missions locales », La Gazette des communes, 3 avril 2023.

[6] Thibaut Guilluy, France Travail, une transformation profonde de notre action collective pour atteindre le plein emploi et permettre ainsi l’accès de tous à l’autonomie et à la dignité par le travail. Faisons équipe pour accompagner la réussite de toutes les personnes, de toutes les entreprises et de tous les territoires, Mission de préfiguration France Travail, Rapport de synthèse de la concertation, Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion/Haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, avril 2023.

[7] Aline Gérard, entretien avec Thibaut Guilluy, « RSA et activité obligatoire : « Tout travail mérite salaire. Ça ne va pas changer », Ouest France, 13 mars 2020.

[8] Thibaut Guilluy, Op.cit.

[9] Sylvain Chareyron, Rémi Le Gall et Yannick L’Horty, « Droits et devoirs du RSA : l’impact des contrôles sur la participation des bénéficiaires », Revue économique, Vol.73, 2022/5, p.735-759.

[10] Economic & Social Research Council, Final findings report. Welfare Conditionality Project : 2013-2018, juin 2018.

[11] Kela, « Results of Finland’s basic income experiment : small employment effects, better perceived economic security and mental wellbeing », 6 mai 2020.

[12] Collectif ALERTE, « France Travail : les associations de solidarité demandent un accompagnement effectif renforcé des personnes privées d’emploi », Communiqué de presse, 18 avril 2023.

[13] ATD Quart-Monde, « France Travail : un rapport qui confirme les inquiétudes d’ATD Quart Monde », Communiqué de presse, 20 avril 2023.

[14] Métropole de Lyon, Département d’Ille-et-Vilaine et Département de Loire-Atlantique, « Opposés au RSA sous condition, nous défendons le droit à un meilleur accompagnement », communiqué de presse du 24 avril 2023.

[15] Nicolas Duvoux, « Trente ans de RMI. La réforme perpétuelle de l’assistance sociale », La vie des idées, 27 novembre 2018.

[16] Sarah Belouezzane et Bertrand Bissuel, « Allocation sociale unique : qui seraient les perdants et les gagnants ? », Le Monde, 2 août 2018.

[17] Timothée Duverger et Thierry Germain, « Revenu d’autonomie : faire le choix d’un autre modèle ! », Note, Fondation Jean-Jaurès, 12 avril 2023.

[18] Cyrine Hannafi et al., Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats, Les dossiers de la DREES, n°92, février 2022.

[19] CNLE, Accompagnement vers l’insertion sociale et professionnelle, Avis, février 2022.

[20] Jean-Luc Tavernier (dir.), Revenus et patrimoines des ménages, Insee Références, 2021.

[21] ATD Quart Monde, Evaluation participative du revenu de solidarité active (RSA), Rapport d’ATD Quart Monde à destination de la Cour des Comptes, janvier 2021.