Le « péché originel » des business schools

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Dans ce contexte des trois crises enchevêtrées, les institutions contribuant à la formation des cadres d’entreprise portent une responsabilité particulière. Le contenu des débats académiques peut certes paraître abscons aux personnes extérieures à la communauté des chercheurs. Pourtant, les théories développées en sciences sociales (et plus particulièrement en sciences de gestion) ont un impact significatif sur la vie économique et sociale, et particulièrement celle des entreprises.  En effet, les acteurs économiques sont simultanément sujets d’étude et consommateurs des sciences de gestion. Une fois validées par la publication, et intégrées au contenu des enseignements, les théories de gestion modifient progressivement le comportement des acteurs, qui tendent, au fil du temps, à se comporter conformément à leurs prescriptions (voir l’encadré 1).

[box] Encadré 1 : Théorie financière et réalité Un exemple peut permettre de mieux comprendre comment la recherche académique structure la réalité de l’entreprise. Nous savons que l’objectif de « maximisation de la valeur actionnariale » constitue la clé de voûte du management contemporain. Pourtant un paradoxe apparait : sur le plan juridique, les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise, qui, entant que personne morale, n’appartient à personne[1]. Par ailleurs, une entreprise produit de la richesse en combinant l’ensemble des ressources dont elle dispose (capital humain, capital physique et capital financier).  Si la « valeur » est obtenue par la combinaison des ressources de l’entreprise, pourquoi l’objectif affiché des dirigeants devrait-il être de « maximiser la richesse des actionnaires » ? La seule réponse plausible se trouve dans le développement de la théorie de l’agence (Jensen and Meckling, 1976). Cette théorie, qui fut vulgarisée et enseignée à des générations d’étudiants sans référence à ses hypothèses, a exercé un impact profond sur la vie des entreprises. En rigidifiant les pratiques de gestion, elle a probablement déformé les entreprises à son image.  Le développement de la théorie financière a donc contribué à détourner la rationalité des dirigeants, en principe orientée vers l’analyse et la prospective du contexte complexe dans lequel est plongée l’organisation, vers la maximisation d’indicateurs financiers. En ramenant la question du management des entreprises à un ensemble de concepts algébriques et à des relations algébriques entre ces derniers, la théorie de l’agence a ainsi structuré donc insidieusement la réalité économique, en jouant le rôle d’une « technologie invisible » : « Les instruments de gestion jouent un rôle important pour “produire la gestion” : coordonner des activités, choisir des investissements, fixer des prix. Mais ils régissent aussi des rapports entre des hommes, entre des groupes sociaux. Ils cristallisent ainsi des rapports de force d’une manière qui peut même parfois disparaître aux yeux des agents ». (Berry, 1983, p.20)[/box]

 

En légitimant les actions et les comportements des dirigeants par la superposition d’un voile de scientificité, les recherches et la pédagogie en sciences de gestion ont, au cours des décennies précédentes, contribué à cristallier les rapports de force entre les parties prenantes des organisations, influençant de ce fait les intentionnalités de celles-ci, et, in fine, l’évolution de la Société. Le « péché originel » des business schools, au cours des décennies précédentes, aura été d’inculquer à des générations d’étudiants des modèles de gestion basés sur des hypothèses néolibérales (rarement explicitées, mais toujours tacitement admises) dans lesquels (i) le long terme serait une succession de court termes successifs et (ii) la somme d’intérêts individuels ferait l’intérêt collectif.  Nous affirmons donc qu’une condition nécessaire – mais non suffisante – à la résilience de la Société aux enjeux du siècle sera de repenser simultanément l’objet et le sens donné à nos recherches, nos modèles pédagogiques, et nos relations avec les organisations. Ceci impliquera, en amont, de s’interroger sur la nature des relations qui unissent entre les sociétés – définies comme réseau de parties prenantes – et la Société.

[1] C’est d’ailleurs la séparation entre la propriété du capital et la propriété des actifs, des ressources et la responsabilité des dettes qui distingue les sociétés par actions d’autres formes juridiques ; telles que, par exemple, les entreprises individuelles, et les sociétés en nom collectif.