Las Vegas, capitale de la mystification 31/01/2020

NumériqueTechnosciences

Dans quelle société vivrons-nous demain ? Comment, où, et par qui se fabrique la destinée collective des générations à venir ? Le salon de la High Tech (CES) qui, comme chaque année, s’est tenu à Las Vegas début janvier est un bon lieu d’observation pour trouver des éléments de réponses à ces questions.

Malraux aurait affirmé : « le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas »[1] ; on pourrait mieux dire aujourd’hui « sera numérique ou ne sera pas », ce qui en un certain sens, ne l’infirme pas, car l’adhésion à ces nouvelles technologies relève davantage de l’élan religieux que de la démarche rationnelle. Nouvelle religion séculaire, ou nouvelle utopie, peu importe, mais, mais à coup sûr, il s’agit d’une nouvelle forme d’aliénation ; cette idéologie est nécessaire pour balayer toute résistance sociale, écologique, ou éthique au déploiement soi-disant irréversible de ces (plus vraiment) « nouvelles » technologies, et, en l’occurrence, de la 5G.

Ce n’est rien moins qu’un autre monde, voire d’un autre univers, (l’espace est aussi concerné ! il est dans les projets d’Elon Musk[2] de coloniser la planète Mars, et d’explorer le système solaire) qui est en train de se mettre en place. Grâce à la 5G, 1000 fois plus rapide que la 4G, le nombre de terminaux sera multiplié par 1000 ; des dizaines de milliards d’appareils ou d’engins en tout genre seront connectés : les voitures autonomes, les panneaux de signalisation, les robots dans les usines, les appareils électroménagers dans les cuisines, les écrans, etc… Il va de soi que la façon de produire, comme la façon de consommer, les loisirs, mais aussi l’ensemble des relations sociales, et même les façons de penser en seront affectées. En plus de l’incertitude concernant la survie de nos sociétés face au changement climatique, il n’est pas assuré que ces « disruptions » ne leur soient pas fatales, car elles mettent en cause certains équilibres fondamentaux. Or, ce changement de monde s’opère sans que l’on puisse identifier clairement qui en a pris la décision, et, évidemment, sans que l’ombre d’un débat démocratique n’ait pu le ratifier.

Pire encore, on peut penser que personne ne l’a vraiment décidé, et que ce qui s’accomplit est un processus aveugle dont aucun acteur n’a vraiment la maîtrise. Guy Roustang, dans un article de l’eccap, a montré, de façon générale, l’autonomie du systeme technique.  Le big bang à l’origine de ce nouvel univers est le combat de géants qui se livre pour sa domination. C’est le moment que nous vivons. Les protagonistes principaux en sont d’un côté les GAFAM[3], de l’autre leurs équivalents chinois, les BATX[4] et, compte tenu de la dimension géostratégique des enjeux, les Etats, Etats-Unis et Chine en tête, l’Europe – et ses nations – n’y jouant qu’un rôle subsidiaire. Il s’agit de conquérir les premières positions dans la réalisation de l’architecture de ce nouveau monde. Pour cela, il faut proposer toujours plus grand, toujours plus puissant, toujours plus rapide…. Et cela équivaut à des choix irréversibles, sans que leurs implications (consommation d’énergie, effets sur le climat, sur l’environnement, risques pour la santé, conséquences sur l’organisation du travail, atteintes aux libertés fondamentales, etc)[5] n’aient vraiment été prises en considération; le cas le plus typique est celui de la voiture autonome qui correspond à une fuite en avant…. dans le brouillard.

Certes, il est des domaines dans lesquels on peut attendre de cette dataïsation du monde, comme on commence à la nommer, des progrès incontestables. C’est le cas notamment pour la médecine, la 5G permettant les interventions médicales à distance, ou la décentralisation des soins (encore qu’on puisse rester dubitatif sur la substitution de l’écran au médecin traditionnel). Dans les « villes intelligentes » , la gestion régulée des flux viendra à bout des embouteillages, les problèmes de parking seront résolus grâce à la géolocalisation, et la consommation d’énergie s’en trouvera optimisée. On pourrait prolonger la liste de cette colonne « progrès ».

Mais le problème est que ces applications « utiles » ne suffiront pas à absorber l’énergie du processus. Rentabiliser ces énormes investissements implique d’y trouver d’autres débouchés en aval, vers les biens de consommation. C’est précisément la raison d’être du CES de La Vegas, comme son nom l’indique « salon annuel des technologies de grande consommation ». Les infrastructures du numérique se mettent en place, mais il faut déjà penser à ces autres débouchés, donc créer de toutes pièces des besoins qui n’existent pas.  Joachim Renaudin, expert du numérique, note ainsi “Difficile de prédire quels services et applications seront créés par les développeurs, entrepreneurs et éditeurs de logiciels, mais ce qui est certain est qu’ils exploiteront au maximum les nouvelles possibilités techniques de la 5G. « Construisez les tuyaux, nous les remplirons», comme l’affirmait l‘investisseur spécialiste du numérique Benedict Evans en janvier 2019“.”(6)  Plus encore : les enquêtes montrent la nette réticence des consommateurs à se tourner vers les produits de ces innovations. Alors il faut les éblouir (l’effet waouh ), et déployer toutes les ressources de l’ « influençage », euphémisme pour qualifier l’entreprise de lavage de cerveaux, (publicité intrusive, entre autres) destinée à vaincre ces réticences. Il faudra pour cela, par exemple, convaincre la population que la substitution de la réalité virtuelle par le truchement d’un casque sur les yeux est éminemment préférable à la réalité « vraie », qu’avoir la possibilité d’intervenir sur un film pour en choisir la fin est plus excitant que de prendre le risque d’être confronté à un dénouement dérangeant. Il faudra convaincre que le gain de 24 ou 48 heures dans la livraison d’une commande, grâce aux drones, est un progrès existentiel majeur, et que pouvoir commander par la voix la mise en route de nos appareils ménagers, de l’éclairage ou de la télévision, voire de déléguer cette fonction à un petit robot, ou encore de voir les rideaux s’ouvrir ou se fermer seuls sont l’accomplissement d’un monde meilleur. Convaincre encore de l’incalculable félicité procurée par le fait qu’un robot puisse apporter dans le « petit coin» le rouleau de papier toilette oublié, et de l’apport décisif au bien-être animal que permettra le dossard qui détecte l’humeur des chiens. Qu’il sera plus facile aux femmes de rire de se voir si belles dans des miroirs intelligents leur donnant des conseils de maquillage et d’habillement… La « montre molle » de Salvador Dali n’a plus rien de surréaliste, comparée aux nouveaux écrans pliants… Bref… Ce qui ressort assurément de tout cela est la réduction substantielle de la distance entre l’innovation utile et le canular, comme le démontre la patate connectée avec laquelle on peut dialoguer.

L’élaboration du concept de voiture autonome résume à lui seul cette problématique. La 5G permet de multiplier les capteurs indispensables pour qu’elle puisse rouler en toute sécurité ; mais il reste à persuader les automobilistes, ou les sociétés de location à franchir le pas. Alors, pour cela, les startupers se soucient du divertissement des futurs passagers : transformation de toutes les surfaces du véhicule en écrans, possibilités d’y projeter des films en streaming, informations en temps réel sur les monuments aperçus, etc, cela éliminant le risque d’être tenté d’entamer une conversation avec le ou les co-passagers….

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », selon la célèbre formule de Rabelais. On peut aujourd’hui ajouter que « technologie sans démocratie n’est que ruine de l’humanité ».

Maurice Merchier

 [1] Selon le journaliste André Frossard. Mais l’authenticité de la formule est incertaine[2] Patron et fondateur de SpaceX
[3] Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft
[4] Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi
[5] L’Agence de sécurité sanitaire a remis un rapport préliminaire le 27 janvier, dans lequel elle note « un manque important voire à une absence de données scientifiques sur les effets biologiques et sanitaires potentiels liés aux fréquences autour de 3,5 GHz». D’autre part, dans un appel lancé en septembre 2017, 260 chercheurs et médecins en appellent à un moratoire sur le déploiement de cette technologie. Enfin, d’autres chercheurs mettent en garde contre l’hyperconsommation numérique et énergivore entrant en contradiction avec l’impératif d’atténuation du changement climatique.(6) La révolution de la 5G nous réserve une hyperconsommation numérique énergivore Le Monde 19 novembre 2019