N°= 42 La régression du décolonialisme 01/01/2021

LaïcitéVivre ensemble
Non, décidément, les pétitionnaires de « Pour un savoir critique et émancipateur dans la recherche et l’enseignement supérieur », répondant au « manifeste des cent » ne peuvent convaincre de l’innocuité des théories décolonialistes. Ce texte évoque les «horreurs, violence coloniale, violence sociale et formes terribles de la répression » de l’histoire de France. S’il ne s’agissait que de « mettre au jour ces oppressions » pour mieux les combattre, il n’y aurait en effet rien à y redire. Mais ces théories impliquent bien plus que cela.

Le débat public est alimenté par de véritables déclarations de guerre des races, tendant à se substituer à la lutte des classes, qui ne mobilise plus grand monde en dehors, peut-être, de quelques rescapés du mouvement des gilets jaunes. Citons, à titre d’exemples, les affirmations et écrits de Lilian Thuram, qui soutient que « la pensée blanche » est structurellement raciste, autrement dit que tout blanc est par définition un raciste qui s’ignore, ou les positions du Parti des Indigènes de la République, et de son égérie Houria Bouteldja, pour qui blancs et noirs sont deux blocs en lutte, « la blanchité est une forteresse, tout blanc est bâtisseur de cette forteresse » ([1]).Cet antiracisme virulent est l’occasion du déploiement fréquent du sentiment d’indignation, posture de moins en moins contournable, facile et efficace, et surtout propice à être mise en spectacle : l’interruption du match PSG-Basksehir, du fait de l’emploi du terme « négro » lors d’une querelle d’arbitrage, ou l’offrande aux caméras du rite du genou à terre des footballeurs en signe de protestation contre le racisme, en sont des exemples récents.

On peut certes soutenir que tout cela n’est que l’expression caricaturale d’un courant théorique bien plus consistant, en s’intéressant davantage aux travaux d’auteurs évoqués dans la lettre d’information 41, comme Anibal Quijano ou Ramon Grosfoguel, ou en évoquant les textes d’Aimé Césaire. Ceci dit, séparer cette écume du mouvement décolonial de ces travaux plus sophistiqués ne signifie pas non plus dédouaner ceux-ci de l’influence nocive qu’ils peuvent exercer, justement en nourrissant et en légitimant de telles dérives. Il n’y a pas plus de rupture de continuité entre ces travaux fondateurs et ces outrances contemporaines, qu’il n’y en avait entre les théories de Marx et Engels, et ce qu’on qualifiait de « communisme primaire », à savoir les propagandes et slogans des partis communistes d’antan, ou les saillies de leurs leaders.

La critique du mouvement décolonial peut se faire sous plusieurs angles. Pour rester dans le format requis, on se contentera ici de montrer que ce mouvement pourrait aboutir à une inversion du processus de civilisation tel que l’ont théorisé les grands noms de la sociologie : Durkheim, Weber, Tönnies, Marx, Elias…. Dans les termes du premier, le mode de solidarité, c’est-à-dire le type de lien entre l’individu et la collectivité, passait du «mécanique » à « l’organique ». Cela correspond au processus d’individuation ; à savoir que la sphère des représentations collectives diminue au fur et à mesure que s’étend celle des représentations, donc des différences, individuelles.

Pour le dire autrement, c’est (au moins jusqu’à présent) une sorte de loi de l’histoire, et qui devrait être revendiquée comme progrès vers un horizon universel souhaitable, que l’individu se libère peu à peu des assignations collectives. Echapper au conformisme étouffant du village, à la coercition de la paroisse, du quartier, puis de l’habitus induit par l’appartenance sociale, libérer les esprits de toutes les pesanteurs idéologiques, de toutes les déterminations, avec, là encore à l’horizon, l’idéal philosophique de «penser par soi-même», donc savoir s’ouvrir aux autres systèmes de valeurs, aux autres civilisations, et surtout, devenir capable, individuellement comme collectivement de se voir avec le regard des autres. C’est tout cela qui est remis en cause par les théories décoloniales.

L’idée que les mentalités sont étroitement déterminées par les séquelles du passé colonial du pays auquel on appartient, ce qui dans ce courant est qualifié de «colonialité», correspond à une nouvelle assignation, à un nouvel enfermement de la pensée, (du moins si on accepte cette assignation). C’est prétendument un facteur qui s’impose dans notre construction identitaire, c’est une nouvelle « solidarité » obligée, nous liant de façon contraignante au (massif) groupe d’appartenance, une soumission de l’individu à un autre collectif, et surtout une production de mauvaise conscience déstabilisant autant les relations sociales que le psychisme des personnes. On se souvient que, dans une perspective marxisante lourde, le fonctionnaire, et notamment, l’enseignant des années de haute pression idéologique faisait, quelques soient ses opinions, le jeu du grand capitalisme, puisqu’il était au service de l’Etat capitaliste. De la même façon, le citoyen d’aujourd’hui devrait s’auto-désigner comme coupable structurel, puisque portant les crimes et les péchés gravés dans l’histoire de son pays. En d’autres termes, il y aurait à expier « le privilège blanc » comme vient de le dire notre Président, dans une séquence de son louvoiement habituel.

Certes, il n’est pas question d’établir de hiérarchie entre les cultures. Certes, nous avons probablement beaucoup à apprendre, et à comprendre de nos errements politiques et sociaux en observant et en étudiant d’autres civilisations, lointaines dans le temps ou dans l’espace. Il est vrai que le mouvement d’individuation évoqué produit aussi, comme Durhkeim l’a théorisé, de l’anomie, et que nos sociétés peinent à inventer d’autres modes de solidarité. Mais c’est précisément le défi que nous avons à relever : celui de recréer sur d’autres bases un lien social solide, tout en permettant la poursuite du processus d’émancipation de l’individu de toutes les pesanteurs idéologiques, religieuses ou sociales, en même temps qu’il se libère de l’aliénation consumériste dans laquelle l’enferment nos politiques néolibérales actuelles. Et il est permis de souhaiter que cet idéal s’impose en tant que valeur universelle, comme une ligne directrice traversant la diversité des cultures.

[1] Les Blancs, les Juifs et nous ; vers une politique de l’amour révolutionnaire La fabrique éditions 2016