L’anthropologie technocapitaliste

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Renaud Vignes est Docteur en Sciences économiques, Maître de Conférences associé à l’Institut Universitaire de Technologie d’Aix-Marseille Université. Il conseille par ailleurs des jeunes entreprises innovantes en matière de stratégie. 
 
Dans la France contre les robots (1), Georges Bernanos écrit qu’une forme de société ne s’écroule pas comme un édifice. Elle se vide peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’écorce. Elle disparait avec l’espèce d’homme, le type d’humanité dont elle est issue. L’homme de la Renaissance marque le point de départ d’une grande métamorphose qui conduira à la fin de la société aristocratique. Par la suite, avec homo œconomicus l’économie s’émancipe des contingences sociales et politiques. Aujourd’hui, c’est dans la Silicon Valley qu’a été conçu un nouvel homme qui veut vivre dans une société « pratique » sans plus s’embarrasser des contraintes de la vie commune. Avec le recul, ce que nous découvrons c’est que la grande conséquence anthropologique de cette nouvelle forme capitaliste est que l’humanité a été adaptée aux exigences du technocapitalisme jusqu’à accepter ce qui était inacceptable il y a encore quelques années.

Une nouvelle vision de l’homme fait naître une nouvelle forme de société
La Renaissance et les Lumières ont fait émerger la vision d’un homme autonome, émancipé des ordres transcendants. Frédéric Lenoir l’appelle homo universalis. A partir de là, la société ne peut plus procéder des principes aristocratiques basés sur l’inégalité et la servitude. Cette vision de l’homme s’impose pendant près de 2 siècles et connaitra son apogée avec la social-démocratie. À cette même époque, la science économique naissante construit son anthropologie. L’Homme est rationnel, calculateur, séparé des autres. Homo œconomicus prend forme. Le monde dans lequel il évolue est organisé autour du principe du marché autorégulateur et la théorie de l’optimum social vient démontrer la possibilité d’une société harmonieuse. 

Dans les années 60, à la suite des travaux de l’école de Chicago, et plus particulièrement ceux de Gary Becker l’économie s’émancipe réellement des limites que la morale, la politique ou encore la religion lui avaient jusque-là fixées. Ces travaux forment le corpus théorique de ce que l’on appellera vingt ans plus tard la révolution néolibérale. Le marché passe du stade de simple mécanisme d’ajustement de l’offre et de la demande au statut de système global d’organisation du vivre ensemble. Rien, a priori ne doit plus échapper à l’économie. Tous les biens, quels qu’ils soient ont une valeur, donc un prix qui est régi par les lois de la concurrence. La consécration a lieu en 1992 lorsque Gary Becker se voit décerné le prix Nobel « pour avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand nombre de comportements humains et à leur interaction, y compris à des comportements non marchands ». Dans un premier temps, c’est dans les sociétés anglo-saxonnes que cette vision est mise en œuvre. Ces sociétés traversent une profonde crise de confiance. Leur économie est au plus bas, leur modèle social au bord de la faillite, la politique est déconsidérée. Et surtout les peuples « n’y croient plus ». Margaret Thatcher et Ronald Reagan vont engager des politiques radicales de transformation qui auront des résultats indéniablement positifs au premier rang desquels le retour d’une certaine fierté nationale.
Mais derrière ces succès se cache une évolution qui sera lourde de conséquences. Avec l’idéologie néolibérale, la politique ne cherche plus à transformer l’ordre des choses. Noam Chomsky peut affirmer que lorsque Margaret Thatcher dit qu’il n’y a pas de société, seulement des individus, elle paraphrase Karl Marx, qui déclarait : « la répression transforme la société en sac de pommes de terre, seulement composé d’individus, une masse amorphe qui ne peut agir ensemble ». Pour Marx c’était une condamnation. Pour Thatcher, c’est un idéal. Pour prendre toute sa place, ce modèle nouveau va s’attacher à affaiblir tout ce qui a composé la société d’homo universalis (État, familles, syndicats, associations, partis politiques, communautés locales, etc.). Et le tout, évidemment, dans la rhétorique de la liberté de chacun à décider de son destin.

Cet affaiblissement du politique va coïncider avec la conception d’une nouvelle vision de l’homme. Nous sommes à la fin du XXème siècle, et à la différence des périodes précédentes, elle n’est pensée ni par les philosophes, ni par les économistes. C’est dans la Silicon Valley que naît cette nouvelle humanité. Dans celle-ci, la frontière entre le principe du plaisir et le principe de réalité disparait, tout comme nombre de principes moraux qui ont longtemps encombré ses prédécesseurs. Cette insouciance, cette recherche du plaisir, cette légèreté, mais aussi cette vision « progressiste » du monde amène Philippe Murray à l’appeler homo festivus. Il est le digne enfant de l’idéologie des droits de l’homme et de l’individualisme poussé à son extrême. Il s’inscrit aussi parfaitement dans le concept émergeant de « capital humain » car il est mobile, veut pouvoir faire des choix rationnels dans un système toujours plus fluide. Avec lui, tout ce qui faisait la politique – ses conflits, ses affrontement, l’esprit critique – appartient désormais à l’histoire ancienne. Dans ce monde post-libéral, l’homme n’est plus romantique ni passionné, il est devenu « bienveillant » ! Dans la société d’homo festivus, on ne pense plus, on consomme et on s’amuse. C’est pourquoi il se convertit très rapidement aux solutions numériques qui apparaissent au début du XXIème siècle lui rendent la vie pratique et ludique. Il devient homo festivus numericus (3). Il initie un nouveau langage, de nouvelles règles de communication avec l’autre. Il parachève le rêve des économistes néoclassiques : le bonheur de la société ne peut être que la somme des bonheurs individuels. Plongé dans un vide idéologique total et confronté à la désacralisation des valeurs traditionnelles, l’individu est désormais libre de se consacrer tout entier à lui-même pour mener une vie « à la carte » et former des communautés (toujours plus restreintes) avec d’autres semblables. L’ancienne société politique est remplacée par l’État de droit. Dans celui-ci, la bureaucratie juridique se substitue aux politiques démocratiquement élus. 

 
Des techniques de persuasion aux technologies prescriptives
Dans ce nouveau monde, et comme le prévoyait Gary Becker (4), le temps social se raréfie et, en conséquence, prend toujours plus de valeur. C’est ainsi que ce temps est devenu un actif dont la captation apparaît comme l’un des enjeux majeurs dans le monde technocapitaliste. La monétisation toujours plus grande de notre attention impose le développement de pathologies addictives obtenues en nous enfermant dans un système où nous sommes supposés trouver tout ce dont nous avons besoin. Cette connaissance de nous-mêmes représente une grande valeur pour tous ceux qui sont prêts à payer très cher pour nous comprendre, nous informer, nous solliciter et, au vu de l’actualité récente, nous permettre de rester en bonne santé. Le technocapitalisme maîtrise parfaitement la manipulation des masses !

De nouvelles techniques de persuasion voient le jour, elles consistent à enfermer les gens dans un flux d’incitation et de récompense afin de leur faire adopter le comportement recherché (en substance celui de festivus numericus). Ces travaux ont débouché sur ce qu’on appelle la « théorie du nudge », des suggestions indirectes qui influencent les individus dans leurs prises de décision. Ainsi, nudge et captologie en se complétant composent de véritables armes de persuasion massive pour ajuster nos comportements au nouvel ordre du monde. Ceux qui sauront capter le plus notre attention seront en mesure de nous « nudger » le plus souvent et donc rendre nos comportements « conformes » aux principes du technocapitalisme. Avec le développement des objets connectés et leurs applications, ces technologies prescriptrices vont pouvoir agir partout, à tout moment et, en particulier dans le nouveau monde rêvé par la Silicon Valley : le metavers.

 

Accepter l’inacceptable
Dans le monde de festivus numericus, l’Être s’efface, et les individus s’uniformisent. Chacun se croit libre, croit savoir ce qu’il veut, se fixe normes et objectifs. En fait, tous ont quasiment les mêmes, nous sommes conditionnés. L’aliénation est parfaite puisqu’elle est devenue invisible. Issue pressentie, dès le XIXe siècle, par Alexis de Tocqueville : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »L’heure semble venue de la réalisation de cette prophétie et c’est ainsi qu’on est conduit à accepter l’inacceptable. 

En nous procurant un confort toujours plus irrésistible, en nous promettant une information quasi exhaustive, Ces technologies nous ôtent la peine de décider par nous-mêmes. A-t-on encore besoin du prix comme signal pour fournir les incitations ? On a qu’à simplement suivre les recommandations du système, nul besoin de libre-arbitre. Le fameux problème de la rationalité de l’agent est alors résolu !

Au cœur de tout ça se trouve cette conception de l’individu « standard », vu comme une moyenne statistique, comme un élément d’un tout parfaitement organisé et sécurisé. Seule la personne singulière se retrouvera en difficulté et aura de moins en moins de place. À bien des égards, l’intelligence artificielle est la forme ultime de bureaucratie dont l’essence est de créer des règles et des procédures pour limiter le jugement humain. La philosophie des algorithmes est la même : multiplier les règles, presque à l’infini, pour mécaniser la prise de décision. 

Le technolibéralisme mise donc sur les progrès de l’IA pour rendre nos villes, nos lieux de travail et notre quotidien conforment à sa vision de la vie « bonne ». En lieu et place de la cité démocratique, comme espace pluraliste, lieu de déambulation, de rencontres impromptues et de confrontation à l’altérité, il préfère une régulation étroite de chaque instant afin qu’il n’y ait plus de possibilité de surprise. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault sent que, dans le monde moderne, le pouvoir va devoir procéder beaucoup plus souplement, insidieusement, et en faisant une sorte d’échange : on troque une partie de notre liberté au nom d’une vie plus fluide, plus sûre, plus pratique. Il anticipe le fait qu’on passe d’un régime disciplinaire à un régime plus normatif, d’un système subi à un système consenti qu’il appelle (tout comme Gilles Deleuze) : la société de contrôle (5).
Être surveillé est devenu la norme, le smartphone, l’assistant personnel, bientôt la voiture connectée sont autant de dispositifs qui permettent d’être tracé en permanence. L’expérience du pass sanitaire montre à quel point la population est prête à cette nouvelle approche de la régulation sociale acceptée voire, dans « l’idéal », souhaitée par festivus numericus. Nous sommes enfermés dans un panoptique numérique portatif dans lequel nous sommes à la fois le surveillé et le surveillant.

 

 

(1) Georges Bernanos, La France contre les robots (Le Castor Astral, 2009).

(2) Philippe Muray, Après l’histoire (Paris: Gallimard, 2007).

(3) Renaud Vignes, L’impasse. Essai sur les contradictions du capitalisme moderne et les voies pour les dépasser (Citizen Lab 2018).

(4) Renaud Vignes, La déformation sociale du temps est un défi pour nos institutions, revue du MAUSS 2018/2 (n°52)