L’allocation universelle : changement de cap radical ou accélération vers une société de marché ?

Revenu d'existence
C’est en 1795 que Thomas Paine fait, pour la première fois, des propositions sur le revenu d’existence. Cependant derrière cette notion se cache aujourd’hui des noms voisins (revenu minimum, impôt négatif, revenu de base, allocation universelle …) mais qui recouvrent des conceptions très différentes identifiées dans l’article les multiples visages du revenu d’existence. L’idée de ce texte est de montrer la spécificité de l’allocation universelle.
 
            L’allocation universelle n’est qu’une des quatre conceptions du revenu d’existence. C’est la seule formule qui libère réellement le bénéficiaire de l’obligation d’avoir une activité productive pour obtenir un revenu monétaire, c’est donc une rupture profonde avec la norme du travailler pour vivre. Là où les choses se compliquent, c’est que cette conception particulière du revenu d’existence poursuit deux ambitions différentes. Nous trouvons, d’une part, les projets d’Allocation universelle visant la sortie du capitalisme productiviste (ce qui va du capitalisme vert à une société post-capitaliste) et, d’autre part, ceux reposant sur une conception classique de redistribution des revenus (figure N° 2).
 
Figure N° 2 : Typologie des différentes formules d’Allocation universelle.
 
– L’allocation universelle comme outil de régulation. Il s’agit de tenir compte d’une réalité empirique : on ne peut pas être tout à fait libre dans une société de marché si on n’a pas de revenu. Mais il s’agit aussi de revenir aux fondements du néo-libéralisme : instaurer une allocation universelle permet de supprimer toute protection sociale et assurance chômage. L’État est ainsi réduit et le marché du travail flexibilisé.
– L’allocation universelle comme outil de justice sociale. Le but est de lutter contre le chômage et la précarité sans avoir besoin d’accélérer la croissance. L’allocation universelle permet d’échapper au productivisme (le travail et la consommation ne sont plus centraux) tout en favorisant l’extension d’une sphère des activités autonomes (bénévolat) propice à l’épanouissement individuel.
– L’allocation universelle comme outil de régulation de l’économie de marché. Ici, l’allocation universelle devient un revenu à part entière résultant d’une création monétaire. Par exemple, les défenseurs du quantitative easing for the people[3] qui pour relancer l’activité économique proposent que soit distribué aux européens l’argent que la banque centrale européenne met à disposition des banques privées.
– L’allocation universelle comme outil de sortie du capitalisme qui est celle d’André Gorz lorsqu’il parle d’une allocation universelle qui offre un revenu suffisant, c’est-à-dire d’un revenu qui doit permettre : « de refuser le travail et les conditions de travail « indignes » […] l’allocation universelle d’un revenu suffisant ne doit pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance de l’État-providence. Il faut la comprendre au contraire comme le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle une “politique générative (generative policy). Elle doit donner aux individus les moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie.” (Gorz, 2002, p.4). Cette approche est clairement progressiste puisqu’elle vise le droit de vivre dans la dignité quelle que soit l’activité ou la non-activité. Dans cette perspective, mais uniquement dans cette perspective qui est la nôtre,  l’allocation universelle devient un outil de sortie du capitalisme et donc du changement de cap.
 
Références
Brittan S. (2017), « Le mythe du travail rémunéré », Books, N° 83.
Dacheux E., Goujon D., (2020), Défaire le capitalisme refaire la démocratie, Tououse, Eres.
Gadreau M., Goujon, D. (2000), « Le Revenu Minimum d’Insertion et les figures de la justice », in A. Alcouffe, B. Fourcade, JM. Plassard et G. Tahar (dir), Efficacité versus Équité en Économie Sociale, tome 1, chap.4, L’Harmattan.
Gorz A. (2002), « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales, N° 3.
Mylondo B. (2014), « Le revenu de citoyenneté un facteur de décroissance ? », L’inconditionnel, N° 1.
Swaton S. (2018), Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF.
Stiegler B. (2016), Le revenu contributif et le revenu universel, multitudes, N°63.
Van Parijs P. (2015), Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil.
 

[1] Nous sommes déjà dans une économie de marché, mais pas encore dans une société de marché. Une société de marché  au sens de Karl Polanyi est une société dans laquelle la politique a disparu et où les seules relations sociales sont des relations de concurrence.
[2] Cet économiste hétérodoxe a lancé, en 2015, un appel pour que l’Euro zone développe un Quantitative easing for people (distribution directe aux citoyens de la monnaie actuellement distribuée aux banques par la BCE pour inciter à l’octroi de crédit et au redémarrage de l’économie). Appel qui a été signé par 65 économistes.
[3] En réponse au projet de la Banque Centrale Européenne (BCE) d’injecter 60 milliards d’euros par mois dans le système financier, des économistes ont signé une lettre au Financial Times appelant la BCE à distribuer directement cette somme aux citoyens.