L’acte fondateur de l’écologie politique française

Politiser la technique et nos pratiques

Bernard Charbonneau et Jacques Ellul : La nature du combat, pour une révolution écologique. Éditions de l’Échappée Paris 2021. Recueil d’articles publiés conjointement de 1983 à 1985 dans la revue Combat Nature.

Tous deux Bordelais, Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) se sont rencontrés au lycée vers 1927. Ils découvrent rapidement qu’ils partagent la même conviction que le développement accéléré de l’industrie, de la technique et de l’État menace la liberté de l’homme. Tout part de là : l’expérience partagée d’une contradiction entre l’exigence d’une liberté qui veut être personnellement vécue en s’incarnant dans les actes de la vie quotidienne, et l’obstacle que lui opposent les structures impersonnelles de la société industrielle et technicienne. Ainsi « unis par une pensée commune », comme l’écrira Charbonneau, les deux amis s’engagent dans une action qu’ils veulent révolutionnaire. En 1935, Charbonneau a vingt-cinq ans et Ellul vingt-trois, nos deux jeunes gascons rédigent en commun les Directives pour un Manifeste personnaliste1, texte en quatre-vingt-trois propositions qui pose un diagnostic prémonitoire sur les impasses de la civilisation industrielle, technicienne et étatiste et qui débouche sur un appel à lutter « pour une cité ascétique afin que l’homme vive », ce que l’on appelle aujourd’hui la décroissance. Et ils concluent « Que tous ceux qui croient avoir un rôle à jouer dans la révolution qui vient (contre une civilisation qui ne vit que de notre mort) se préparent en eux-mêmes. Puis, qu’ils viennent et nous aident. » On peut voir dans ce texte l’acte fondateur de l’écologie politique française.

Cette amitié durera près de soixante-dix ans. Dans l’introduction de ce volume Frédéric Rognon en retrace les étapes et montre la fécondité prémonitoire des analyses développées dans de nombreux livres par les deux membres de cette « École de Bordeaux » d’écologie politique2. Il montre aussi comment, unis par cette pensée de la liberté, Charbonneau et Ellul l’ont été aussi dans l’action. Actions de terrain, comme lorsque, pendant les années soixante-dix ils ont créé et animé le Comité de Défense de la Côte Aquitaine contre les projets technocratiques de développement du tourisme de masse. Actions dans le champ intellectuel en organisant des camps de réflexion (on dirait aujourd’hui : des universités d’été) ou bien en intervenant par des articles ou des conférences.

C’est ainsi que de 1983 à 1985, à la demande d’Alain de Swarte, directeur de la revue écologiste trimestrielle Combat Nature, près de cinquante ans après la rédaction des Directives de 1935, les deux gascons reprennent la plume pour écrire en commun non plus un seul texte mais une série d’articles qui seront publiés en parallèle dans onze numéros successifs de cette revue.  Cet ensemble a une unité et une cohérence telles qu’on peut le considérer comme un seul ouvrage dont les vingt-deux chapitres ont été rédigés alternativement par l’un ou par l’autre des deux penseurs, chacun avec son point de vue : Ellul celui de l’historien protestant, Charbonneau celui du géographe (mais aussi historien) agnostique.

Combat Nature, son nom l’indique bien, s’adressait à un public déterminé à résister aux multiples manifestations de la dévastation environnementale qui résulte de l’emballement techno-industriel.  Charbonneau et Ellul s’engagent dans un travail pédagogique pour montrer qu’au-delà des nécessaires actions locales, et à partir de celles-ci, il faut aussi promouvoir un changement de civilisation. Les articles qu’ils rédigent à l’intention de ce public militant se situent donc à la jonction du théorique et du pratique pour clarifier la question du sens de l’action. Présentés dans une langue claire et sans jargon, sans jamais perdre de vue la nécessité d’une action, ces textes proposent de remettre en perspective les enjeux de l’écologie politique afin d’orienter l’action et définir des priorités ; ce faisant ils offrent une synthèse de plus de quarante années de recherche et de réflexion sur les grands défis auxquels nous sommes confrontés chaque jour par la civilisation technicienne. Nos deux penseurs qui connaissaient bien les pièges de l’action et de l’activisme sont aussi attentifs à mettre en garde leurs lecteurs contre deux tentations dont la séduction ne cesse de grandir, celle de l’accès prématuré au pouvoir politique et celle de la fuite en avant dans un développement technologique et industriel « vert ».

Quarante ans plus tard l’ensemble de ces textes n’a rien perdu de son actualité et on ne peut que se féliciter que les éditions de l’Echappée aient décidé de rendre ce recueil accessible au public préoccupé par l’écologie politique. Après avoir publié Le Totalitarisme industriel de Charbonneau puis L’empire du non-sens d’Ellul, c’est faire preuve d’une belle cohérence. Ce recueil permettra aux lecteurs d’avoir une vue beaucoup plus complète et nuancée de la pensée des deux amis. C’est pourquoi il a semblé également nécessaire d’inclure en annexe un article publié ultérieurement par Ellul dans Combat Nature dans lequel il aborde la question des relations entre Écologie et politique.

Outre un éclairage très utile pour penser les problèmes que nous avons à affronter, ces textes offrent aussi un témoignage émouvant sur une amitié et un partenariat intellectuel hors du commun, de la fin de l’adolescence jusqu’à la mort. En dépit de leurs différences de tempérament et de spiritualité, la communauté de pensée de Charbonneau et Ellul ne s’est jamais démentie. Ceux qui ont lu les Directives pourront mesurer à quel point les deux amis sont restés fidèles à leurs intuitions et à leurs valeurs initiales.


  1. Texte publié dans : Charbonneau, Bernard et Ellul, Jacques : Nous sommes révolutionnaires malgré nous, textes pionniers de l’écologie politique. Collection anthropocène. Seuil, Paris 2014. ↩︎
  2. Voir à ce sujet : Christian Roy “Ecological Personalism: The Bordeaux School of Bernard Charbonneau and Jacques Ellul” in Ethical Perspectives, 1999. ↩︎