Le luxe est une énigme. Bourdieu en a clairement, et très simplement posé les termes : « Le couturier réalise une opération de transsubstantiation. Vous aviez un parfum de Monoprix à trois francs, la griffe en fait un parfum Chanel qui vaut 30 fois plus. Le mystère est le même avec l’urinoir de Duchamp, » (1) A cette interrogation générale s’en ajoute une seconde : le luxe, dans sa grande tradition, est incompatible avec les valeurs et les réalités économiques de la société contemporaine. Pourtant il perdure ; Il faut donc élucider ce qu’est aujourd’hui la « nouvelle substance » dans laquelle cette activité conserve son dynamisme. Elle se situe manifestement dans une zone floue, voire inconsciente de l’imaginaire collectif.
Premier symptôme de cette relégation aux confins de la conscience : il est impossible de trouver, chez les gens concernés, c’est-à-dire les professionnels, ou les praticiens du luxe, une tentative de définition de ce mot. On y substitue immanquablement une liste de comparatifs ou de superlatifs fumeux, (magie, mystère, merveille, charme, féerie, rêve, secret, prodige, etc) , ou on le définit… comme indéfinissable… Bref, on jette un écran de fumée, pour cacher le feu, qui est en l’occurrence, comme on va le montrer, la violence.
Cette occultation est sensible également du côté de l’approche étymologique. C’est ainsi qu’on l’attribue parfois à lux « lumière », ou à luceo « luire » (encore que cela pourrait rendre compte de sa dimension clinquante, pour ne pas dire bling-bling…) alors que la véritable origine est le latin luxus, issu du vocabulaire agricole, signifiant « pousser de travers ». Il faut donc inclure ce thème dans la famille « luxer », « déboiter », « tordre », mais aussi « luxure », proche de « excès » , « somptuosité », « débauche », « intempérance ». Cela indique la bonne voie vers l’élucidation…
Sans prétendre trancher de la question de la nature de l’homme, ou de l’existence d’une telle nature, il faut admettre que la violence, liée à la rivalité, est une dimension fondamentale de nos sociétés, et le spectacle du monde suffit à convaincre qu’elle travaille encore les relations entre les individus et les groupes. Pour Norbert Elias, le « processus de civilisation » (2) est le développement historique de codes sociaux et de structures destinés à pacifier les relations sociales. Pour René Girard, la conjuration de cette violence est au fondement du phénomène religieux. (3)
Les anthropologues ont analysé certaines pratiques de sociétés traditionnelles qui relèvent aussi de cette conjuration de la violence, par transposition dans d’autres activités que la guerre de la rivalité fondamentale entre les groupes et leurs chefs. Malinowski, dans Les Argonautes du Pacifique occidental (1922) analyse le kula, système d’échange rituel pratiqué dans les îles Trobriand. Marcel Mauss prolonge ses recherches, en étudiant les sociétés à Potlatch ; il qualifie ces pratiques de prestations totales de type agonistique. Autrement dit, il les considère clairement comme des substituts à l’affrontement guerrier. Ces analyses suggèrent des rapprochements saisissants avec le luxe des sociétés plus avancées. Le prestige et l’honneur sont recherchés par des dépenses somptuaires ; on s’échange des cadeaux, on s’invite à des festins. Des défis consistent en destructions de richesse. Il s’agit de dépasser les autres chefs, et en même temps d’instaurer la paix avec eux. Tout cela est relié à des croyances religieuses. Or, on retrouve dans le luxe les mêmes recherches de gaspillage, d’excès, de démesure, de croyances, de volonté de sidérer les autres pour construire une radicale différence hiérarchique.
Thorstein Veblen nous aide à faire quelques pas de plus dans l’élucidation de l’énigme du luxe. Il considère que dans les sociétés les plus anciennes, l’homme était plutôt pacifique, car dominait en lui « l’instinct artisan », mais avec l’évolution, la barbarie l’emporte, et domine alors « l’instinct prédateur », en même temps que se constitue une classe oisive, (4) qui correspond aux ordres dominants de la féodalité. Il est éclairant de réfléchir aux implications – assumées chez Veblen – de l’utilisation de ce concept de « prédation ». Dans le règne animal, cela renvoie clairement au meurtre, à la destruction d’un autre être vivant, dans l’optique de la propre survie de l’agresseur. L’analyse du comportement et des valeurs des individus composant cette « classe de loisirs » permet d’étayer cette analogie. Les activités considérées comme dignes, honorables, nobles sont celles qui autorisent la prouesse, l’exploit : le duel, le tournoi, la chasse, la guerre, qui impliquent la violence, la mort, l’affirmation de sa supériorité, donc la destruction de concurrents, par le moyen radical du meurtre de l’autre, ou sa transposition symbolique, comme dans le sport. Les fonctions de la classe de loisir, le gouvernement, la vie religieuse, forment le cadre de ces comportements prédateurs. On y retrouve la démesure, l’excès, le gaspillage ; si la prédation n’est pas directement liée à la survie comme dans l’ordre animal, elle l’est indirectement car cette classe fonde sa propre existence, et sa pérennité sur ces activités. Par opposition, sont considérées comme indignes toutes les activités qui relèvent du travail trivial, de la besogne, la corvée, l’industrie… En dehors de la prouesse, qui ne peut être qu’occasionnelle, l’oisiveté s’impose donc.
Le lien avec les comportements des praticiens du luxe se resserre encore lorsqu’on considère ce trait caractéristique de la classe dominante : le loisir ostentatoire. Par définition, si la prouesse peut laisser quelques traces (le trophée, les titres, grades et insignes) le loisir ne produit rien ; pour qu’il se donne à voir, il faut alors se livrer de façon spectaculaire à des occupations stériles en termes de production matérielle. L’apprentissage de codes arbitraires, comme ceux du savoir-vivre, mais aussi, selon Veblen, des langues anciennes, de la pratique religieuse, de l’art, ou d’autres éléments culturels inutiles du point de vue productif remplit cette fonction (mais que nous ne saurions réduire à cela !). Cela s’accompagne de l’idéologie du goût naturel, don du ciel aux classes privilégiées légitimant leur supériorité. Ce point sera d’ailleurs développé par Bourdieu, et appliqué aux fractions dominantes de la bourgeoisie, notamment dans la distinction (1979). Cette inutilité ostentatoire s’étend aux servants, valets de pied ou laquais, dont l’abondance est en elle-même signe de richesse et de puissance pour leurs maîtres. On peut en rapprocher des activités de l’époque contemporaine comme celles que signale Yves Michaud (5) : le clubbing, les soirées et fêtes mondaines, les défilés de mode, dans lesquelles l’oisiveté s’affiche avec arrogance, et qui font partie des nouvelles formes constitutives du luxe.
Ici s’éclaire le fait que la mode et le luxe soient passés au cours du XVIIIème siècle du côté féminin. D’abord la femme, comme les servants, se doit d’afficher son abstention de tout travail utile, contribuant ainsi à l’affirmation de la richesse et de la puissance sociale de son mari. Le vêtement sert dans cette optique à démontrer qu’elle ne travaille pas ; il est conçu de telle sorte qu’il lui est impossible de se livrer à quelque mouvement, donc à quelque exercice utile. Le corset n’a pas d’autre signification ; il est une véritable mutilation, ôtant toute vitalité, et rendant inapte à quelque travail que ce soit. Le luxe contemporain est équivoque de ce point de vue ; certes, Coco Chanel a accompagné le mouvement de libération de la femme en introduisant des vêtements confortables, et en légitimant pour elle le port du pantalon ; mais ne peut-on pas retrouver cette tradition d’entrave à toute activité utile dans les accoutrements extravagants de la plupart des défilés de mode contemporains ?
Poursuivons le cheminement de Veblen. Avec l’évolution des moyens de communication, l’urbanisation, donc l’immersion croissante des membres des classes privilégiées dans des environnements sociaux où ils sont moins connus, le loisir ostentatoire va céder la place à la consommation ostentatoire. On retrouve ici des comportements que l’on peut rapprocher des pratiques exotiques évoquées précédemment, comme le potlatch. Il s’agit de consommer à discrétion des biens d’une valeur exceptionnelle, dans tous les domaines : nourriture, habillement, narcotiques, divertissement… A l’époque de Louis XIV, dépenser était pour les aristocrates une obligation. Cette consommation ostentatoire débouche, comme le potlatch toujours, sur le gaspillage ostentatoire. Être noble, selon Georges Duby, c’est « gaspiller, c’est l’occupation de paraître, c’est être condamné, sous peine de déchéance, au luxe et à la dépense ». Dans les sociétés aristocratiques, le luxe est une nécessité ; il faut gaspiller, flamber les richesses. On retrouve cela dans le luxe contemporain : Karl Lagerfeld a déclaré par exemple « je déteste les riches qui ne dépensent pas leur argent ». Pour Veblen, la règle du gaspillage ostentatoire s’applique aux dépenses des églises. Les édifices sacrés, les immeubles du culte, les vêtements sacerdotaux s’inscrivent dans cette logique.
Là encore, on peut en rapprocher des comportements contemporains des catégories privilégiées en mesure de s’adonner au luxe. Par exemple la possession de certains animaux domestiques sans aucune utilité, chiens ou chats de race, perroquets, ou autres animaux exotiques ; mais surtout, c’est la possession de chevaux de course qui est symptomatique de ce point de vue : en le faisant participer aux compétitions, le cheval est un moyen de rivalité efficace, assouvissant le besoin d’agression et de domination. L’équivalent dans un registre mieux adapté à leur horizon culturel est la possession par les stars du show-business de collections de voitures de luxe ou de compétition. Bien d’autres consommations des classes privilégiées seraient interprétables sur cette grille. La mode elle-même enfin, à laquelle le luxe doit céder, malgré l’antinomie fondamentale, comme on l’explique dans l’article brève histoire du luxe, dans son flux et reflux incessant est une autre illustration de la loi du gaspillage ostentatoire.
Compte tenu des incompatibilités du luxe traditionnel avec la modernité, ou a fortiori avec la post-modernité, il a tendance aujourd’hui à investir d’autres domaines, et à s’orienter vers des expériences individuelles, comme l’analyse Yves Michaud, dans l’ouvrage cité. Beaucoup de ces expériences ne sont accessibles qu’à une clientèle ultra-privilégiée. Sont ainsi citées un voyage en fusée, un séjour dans une station spatiale internationale, la location d’un yacht à un oligarque, des relations avec une escort girl de haut vol, la location de villas somptueuses, les avions privés, les cotisations à des clubs fermés, etc. Pour vendre encore leurs produits, les grandes maisons du luxe organisent des parcours pour les acheteurs, ressemblant à des parcours initiatiques, avec des étapes savamment organisées. C’est l’expérience de l’acheminement, de la visite et de l’achat qui devient l’élément clé du luxe. Vuitton multiplie dans le monde les salons privés. Il faut signaler encore les parfumeurs qui proposent de concevoir leurs flagrances sur mesures, avec des programmes de séances d’essayage. De façon générale, l’objet du luxe est passé du vêtement au corps lui-même, avec l’envolée des produits cosmétiques, la banalisation de la chirurgie esthétique ; les joaillers de la place Vendôme proposent des déclinaisons de luxe du piercing. Les thalassothérapies, centres de soins et de remise en forme font le plein d’une clientèle riche, et les palaces deviennent des lieux de ressourcement, comme par ailleurs des formes de tourisme haut de gamme.
Ces nouvelles formes du luxe sont congruentes avec le narcissisme contemporain. Comme avec le selfie, c’est sa propre image que l’individu post-moderne est invité à admirer ; le nouveau luxe propose d’aider à jouir de soi-même. Ce n’est pas par hasard que la formule « parce que je le vaux bien» a un certain succès. Cela correspond aussi à l’obsession de l’authenticité : il importe d’être soi, avec l’illusion que ce « moi » est déconnecté de toute détermination sociale, et surtout qu’il ne doit rien à la société.
Mais qu’en est-il alors de la rivalité ? Est-ce à dire que cette pulsion est évacuée de ces « expériences » du luxe, comme elle serait dépassée dans la vie sociale ? C’est bien évidemment tout le contraire. D’abord, on retrouve là tous les ingrédients du luxe traditionnel : le côté exorbitant du montant des dépenses, donc le gaspillage, la destruction de richesses, l’ostentation, d’autant plus manifeste qu’elle est répercutée, et amplifiée par les nouveaux moyens de communication, la recherche de la prouesse, la manifestation également ostentatoire d’une forme d’oisiveté, (la frivolité de ces activités y équivaut), l’affirmation de sa puissance, etc. Mais la prédation, sous la forme du meurtre symbolique est également présente. Car y a-t-il une façon plus efficace de « tuer » l’autre que de l’ignorer complètement ? En d’autres termes, d’être totalement indifférent vis-à-vis de la masse des ratés, des invisibles, de ceux qui sont contraints de travailler pour survivre un peu décemment, et qui n’ont pas de Rolex à cinquante ans. Sous la fallacieuse sophistication du luxe s’est toujours caché et se cache encore l’instinct barbare de la prédation et du meurtre du rival.
Le rêve, la féérie, l’enchantement auront évidemment toute leur place quand nous aurons collectivement avancé vers cet autre cap que nous appelons de nos vœux. Mais ils ne seront plus instrumentalisés par les acteurs du luxe comme outils de fascination des masses, c’est-à-dire transformés en armes de guerre au service de leur soif de puissance.
1-Pierre Bourdieu. haute couture et haute culture, in questions de sociologie Editions de minuit1980.
2-Paru en France en deux parties : la civilisation des mœurs Pocket Agora 2003 , et la dynamique de l’occident Pocket Agora 2003
3-René Girard. La violence et le sacré Grasset 1972.
4-Thorstein Veblen. Théorie de la classe de loisirs 1899
5-Yves Michaud. Le nouveau luxe : expériences, arrogance, authenticité stock 2013