La place de la fraternité dans la devise républicaine

FraternitéVivre ensemble

Bien que Robespierre ait eu l’idée en 1790 de faire inscrire notre devise actuelle sur le drapeau des gardes nationales, la Première République n’eut pas de devise officielle. Le binôme Liberté-Égalité était parfois complété par ou la mort. Dès Thermidor, puis sous l’Empire et la Restauration, les symboles républicains furent détestés et désertés en raison de l’image terrible qui les connotait. Ils étaient presque oubliés sous Louis-Philippe lorsque ressurgit l’esprit républicain en réaction à la société d’argent qui se mettait en place.
« L’un des premiers, écrit Michel Borgetto, sinon le premier à avoir entrepris d’exhumer la célèbre devise fut le socialiste Pierre Leroux. Dès 1833, en effet, celui-ci s’attacha à la fois à réhabiliter et à revendiquer la devise républicaine. […] Tant par sa constance que par la force avec lesquelles il la défendit, il reste sans aucun doute l’un de ceux qui auront le plus contribué au renouveau de la triade. » C’est en réalité en 1834 que Leroux écrivit : « Nos pères avaient mis sur leur drapeau : Liberté, Égalité, Fraternité, que cette devise soit encore la nôtre. » Il y avait à ce sauvetage des raisons très précises.
Leroux savait que la liberté était la valeur fondamentale au nom de laquelle avaient été menées les révolutions de 1789 et de 1830 mais il avait été initié aux premières critiques de l’économie politique menées par les saint-simoniens. Il voyait bien depuis l’été 1830 que le libéralisme absolu aboutissait « à l’esclavage absurde et honteux de vingt-cinq millions d’hommes sur trente », et que la patrie des droits de l’homme ressemblait au « bagne de Toulon ». Il fallait donc corriger la liberté par l’égalité. Leroux était pourtant conscient des excès commis sous la Terreur au nom de l’égalité et, d’ailleurs, les saint-simoniens eux-mêmes prévoyaient une organisation systématique, pour ne pas dire totalitaire du travail et de la société. Le socialisme absolu pouvait très bien devenir un lit de Procuste transformant la société en un couvent ou une caserne. La liberté et l’égalité étaient donc deux valeurs fondamentales mais opposées, comme le remarquait Alexandre Soljenitsyne en 1973 :

La Révolution française s’est déroulée au nom d’un slogan intrinsèquement contradictoire, et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à s’exclure mutuellement, sont antagonistes : car la liberté détruit l’égalité, c’est même là l’un des rôles de la liberté, tandis que l’égalité restreint la liberté, car autrement, on ne saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n’est pas de leur famille, ce n’est qu’un aventureux ajout au slogan : ce ne sont pas des dispositions sociales qui font la véritable fraternité, elle est d’ordre spirituel.
Soljenitsyne n’accepte pas le basculement de la société traditionnelle hiérarchique et religieuse dans la modernité démocratique. Il est vrai que c’est un pari de la part de la modernité que la liberté et l’égalité réussissent à se faire mutuellement contrepoids. C’est cette grande idée que Leroux veut voir dans la triade. Les deux premiers termes de la devise sont donc en tension, une tension dont il faut prendre acte à moins d’une régression dans une forme organique de société.
Reste la fraternité. Leroux reconnaît aussi son origine chrétienne, chronologiquement entre la liberté, cette invention grecque, et l’égalité, cette invention des Lumières. À la République de faire la synthèse. Il proposa de placer « la fraternité au centre », ce qui ne fut pas retenu, le 27 février 1848, quand Louis Blanc fit adopter la devise. Au delà du symbole, unir la liberté et l’égalité, l’idée est qu’il n’est pas de république sans sentiment républicain et que cet esprit sera un esprit de fraternité parce que c’est du sentiment commun qu’il dépend que la liberté et l’égalité n’empiètent pas l’une sur l’autre. Le réglage de leur équilibre relève de la morale autant que de la technique.