La crise nous invite à inventer le futur

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Conférence de Bernard Ginisty aux rencontres des amis de François de Ravignan, Greffeil 12 novembre 2016

1- Malaise dans nos sociétés.

« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai ». Ces mots d’Hannah Arendt, dans son ouvrage classique sur Le système totalitaire, me paraissent illustrer le climat  actuel dans notre pays.  D’une part, des annonces futuristes sur une société  de l’internet qui nous assurerait, via la mondialisation heureuse, un avenir merveilleux. D’autre part,  des élus qui se renvoient à la figure des affaires en tous genres au gré des sondages qui leur servent de boussole. Cette juxtaposition d’un monde dont les progrès techniques laissent croire que « tout est possible » et d’une classe politique qui laisse de plus en plus au citoyen le goût amer du « rien n’est vrai », contribue à la crise  du vivre ensemble.

Comment une société à l’individualisme exacerbé et pour qui l’économie financiarisée est devenue la mesure de toute chose peut-elle fonctionner autrement? La duplicité que nous reprochons aux élites est la nôtre. Des sociétés ne pourront éternellement survivre à ce double jeu dans lequel Hannah Arendt voyait le lit du totalitarisme. En effet, juxtaposer le « tout est possible » et le « rien n’est vrai » conduit au « tout est permis ». Face à ce risque, il ne suffit plus d’invoquer de façon incantatoire le bien commun, la citoyenneté et la fameuse modernisation. Il faut donner corps à ces grands thèmes dans un travail conjoint de critique des prétendues évidences qui empêchent de penser et d’engagement concret dans le quotidien des institutions. 

2 – L’impasse des deux systèmes qui ont prétendu réguler les rapports entre l’individu et la société.

 

21 – Dans les sociétés primitives, le « Maître » est le groupe et la tradition. L’individu était défini par sa matrice micro sociale d’origine. On était d’un village, on avait la religion de son clan, on faisait le métier de ses parents et les relations matrimoniales laissaient de côté les subjectivités pour assurer le but premier de la perpétuation du groupe. Dans cet univers marqué par la pénurie, les lois de l’hospitalité et la solidarité du clan étaient des conditions de survie. Le pire châtiment n’était pas l’esclavage, qui maintenait dans le système relationnel, que le bannissement qui rejetait l’individu hors de la communauté. La solidité de cette solidarité avait comme contre partie la négation de la liberté individuelle. La survie collective s’imposait à tous.

 

            22 – L’histoire de la modernité est faite « d’atomes sociaux” qui  ont rompu avec  cette matrice sociologique première. Cet éclatement a été préparé par l’évolution philosophique de la pensée du sujet, au niveau religieux en Occident par Luther et la Réforme, au niveau politique par les Lumières, au niveau économique par l’urbanisation et l’industrialisation. Le contrat de travail à durée indéterminée a été l’infrastructure juridique économique qui a permis à chaque individu d’exister hors de son clan.  Mais, la disparition des formes traditionnelles de régulation de la vie collective ont laissé les individus de plus en plus à leur solitude. Et l’urbanisation, comme la grande industrie, ont créé ce qu’on a appelé  des « masses », mot qui n’avait aucun sens dans une société traditionnelle.

 

23 – Deux « Maîtres » ont prétendu régir ces « masses » : le socialisme « scientifique » et le marché.  Face à l’aliénation des masses urbanisées, déracinées de leur matrice d’origine, il y a eu ceux qui ont demandé à une “science” du développement des sociétés de type marxiste de constituer le référent politique.  Il suffisait qu’un parti politique porteur de cette science prenne le pouvoir, et on allait vers les lendemains qui chantent. Or, en guise de  lendemains qui chantent, nous avons eu les lendemains de gueule de bois.  Le libéralisme a confié la gestion des individus déracinés à “la main invisible” du marché chère à Adam Smith. Les fractures sociales grandissantes, les désastres humanitaires et écologiques démentent chaque jour la capacité du marché à faire face à la situation. « La crise » qui, depuis des décennies, constitue le thème majeur des politiques et de la presse, acte l’échec de ces deux « Maîtres » Ces deux systèmes manifestent chaque jour leur incapacité faire face aux crises actuelles. La tentation est alors grande, face à ces deux échecs, de vouloir revenir “au corps d’origine”. C’est la source de tous les intégrismes, de tous les nationalismes, de tous les fondamentalismes.  Quand on ne sait plus où on va, quand on n’a plus de projet, on risque d’être tenté par la régression.

 

3 – Quatre chemins complémentaires pour inventer le futur.

 

            Ce que nous devons inventer, c’est une troisième phase. Au lieu de rechercher le Maître perdu, notre travail est de naître à un nouveau monde.  Oui, l’individu a découvert qu’il était, naissait et mourait seul comme disait Pascal. Mais il ne se réalisera qu’en traversant constamment ce que j’appelle des espaces micro-sociaux-médiateurs. Son histoire sera faite d’appartenances successives et plurielles. Il va entrer et sortir dans quantité de groupes formels ou informels.

Entre la logique de la matrice originaire dans laquelle je suis protégé, mais où ma liberté d’être humain n’est pas reconnue et la célébration de l’individualisme à tout crin régulée soit par une planification décidée au nom d’une « science » économique, soit par le mouvement brownien du marché, il faut retrouver des formes de médiation sociale qui seront toujours provisoires. Sachant que je suis définitivement sorti de ma matrice originaire, j’aurai constamment à inventer de nouveaux lieux collectifs. Un être humain aujourd’hui se définit par sa capacité à réinventer des espaces d’identité, de solidarité, de temps, de communication. Pour cela quatre chemins complémentaires sont fondamentaux.

 

31 – « L’attitude personne » (Paul RICOEUR).

Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes  qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, le philosophe Paul Ricœur en appelle à « une attitude personne ». Il la caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment  où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut  guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a  de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités, les désastres écologiques… Face à cet intolérable, l’engagement  devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et   politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».

Paul RICOEUR  (1913-2005) : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Ecrits sur le personnalisme. Editions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14.

 

32 – De la « révolution » à la « métamorphose » (Edgar MORIN)

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin lorsqu’il propose de remplacer l’idée binaire de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraîne un surgissement créateur. (…) Nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société-monde qui se dégagerait de la métamorphose ».

Dès lors, au lieu de chercher à enclore l’être humain dans des savoirs qui prétendraient l’expliquer, il s’agit de travailler à réveiller en lui ses capacités créatrices et de participer à ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose » qu’Edgar Morin caractérise ainsi :

« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée. Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade des préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne le dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base ».

Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, pages 32-33

 

33 – Les « Tisserands » du monde qui vient (Abdennour BIDAR)

         Dans son dernier ouvrage intitulé Les Tisserands, le philosophe Abdennour Bidar développe une réflexion et des propositions concrètes pour «  réparer ensemble le tissu déchiré du monde ».  Ce livre part d’un constat : « La volonté de tous les politiques et de tous les intellectuels de continuer à « fabriquer du sens », et à « fabriquer de la civilisation » à la mode du XXe siècle, c’est-à-dire de manière totalement plate, sans horizon de sagesse, mais uniquement à coup de considérations géopolitiques, économiques et sociologiques est un anachronisme flagrant ».

Pour notre auteur, toute réflexion pour le renouveau du civisme et de la civilisation doit prendre en compte les trois grandes déchirures que vit l’homme de la modernité : avec son moi le plus profond, avec autrui, et avec la nature. Ce qu’il appelle les « pyramides religieuses », aujourd’hui en crise, ont prétendu traiter ces déchirures. Bien loin de se cantonner aux religions, ces pyramides qui consacrent la division entre des minorités détentrices de l’argent, du savoir ou des cléricatures sont partout : « Laquelle de nos institutions sociales ne fait pas partie de la foule immense des pyramides religieuses ? »  Le chemin est à chercher, non plus dans un nouveau « grand discours », mais dans l’attention portée à tous ceux qui tissent à nouveau le lien social : « Nos grands medias sous-estiment le phénomène. Nos politiques n’en ont cure. Notre système économique injuste, fondé sur le profit, n’en a pas encore compris la menace pour lui. Mais déjà, un peu partout dans le monde commencent à se produire un million de révolutions tranquilles. J’appelle Tisserands les acteurs de ces révolutions ».

Abdennour BIDAR : Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde », éditions LLL Les Liens qui Libèrent, 2016 pages 7 et 119.

 

34 – « La convergence des consciences » (Pierre RAHBI)

Je voudrais laisser le dernier mot à Pierre Rahbi, acteur de premier plan pour  lutter contre l’abandon aux forces de l’argent. Il commence son dernier ouvrage où il fait le bilan de son action et de sa réflexion par ces mots qui ouvrent avec justesse le chemin vers « un autre monde possible » :

« Plus j’avance dans la vie et plus s’affirme en moi la conviction selon laquelle il ne peut y avoir de changement de société sans un profond changement humain. Et plus je pense aussi – c’est là une certitude – que seule une réelle et intime convergence des consciences peut nous éviter de choir dans la fragmentation et l’abîme. Ensemble, il nous faut de toute urgence prendre « conscience de notre inconscience », de notre démesure écologique et sociétale et réagir. Mais il faut être clair : il ne s’agit pas de se goberger d’alternatives et de croire naïvement que ce réveil résoudra tout pour l’avenir (…) Il s’agit bien de coopérer et d’imaginer ensemble, en conscience et dans le respect, le monde dans lequel nous voulons évoluer et nous accomplir ».

Pierre RAHBI : La convergence des consciences, éditions Le Passeur, 2016, pages 7 et 11.

 

Annexe

La langue universelle de l’argent déréalise le monde

         Quand on ne sait plus où on va et que l’on n’a plus de projet, la seule langue universelle devient l’argent. Dès le début du 20e siècle, Charles Péguy avait entrevu avec sa lucidité habituelle cette réduction du monde à sa valeur monétaire.

« Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit.

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu (…). Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.

L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.

C’est un  cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux qui si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

            De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité ».

 

Charles PEGUY : Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). In Œuvres en prose complètes, Tome 3, Editions Gallimard, bibliothèque de La Pléiade 1992, pages 1455-1457. Ce texte posthume est un des derniers écrits de Péguy avant sa mort sur le front le 5 septembre 1914.

 

Dans son ouvrage intitulé L’Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard analyse comment l’argent a dissous les trois éthiques constitutives de notre histoire occidentale : l’éthique aristocratique de l’honneur, l’éthique chrétienne de la charité, l’éthique ouvrière de la solidarité. Ces trois éthiques posaient le primat de valeurs collectives sur les intérêts purement individuels. Or constate Julliard, « L’argent a littéralement dynamité ces trois éthiques et la bourgeoisie a été l’agent historique de cette dénaturation des valeurs. Certes, pour que la société tienne ensemble, le monde bourgeois est bien obligé d’aller puiser dans le stock éthique des valeurs accumulées avant lui. Mais, comme le monde industriel actuel épuise sans les renouveler les ressources naturelles accumulées dans le sous-sol pendant des millions d’années, le monde bourgeois fait une effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables »

Jacques JULLIARD : L’Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Editions Flammarion 2008, page 30.

 

Près d’un siècle après Péguy, Emmanuel Faber, le PDG de Danone, l’une des plus grandes multinationales de l’agro alimentaire, dresse le constat suivant : « Nous sommes à la fin des années 1980, c’est l’explosion de la finance en France. Elle est partout et sa puissance paraît sans limite. Toutes les situations de la vie semblent pouvoir être exprimées sous forme d’équations  optionnelles, valorisables à coup d’équations et de formules pour créer des algorithmes de décision irréfutables (…) D’un seul coup, les liens de causalité s’estompent. L’équation  est totalisante. Dotée d’une telle puissance rhétorique et de l’invincibilité avérée de l’efficience des marchés, la finance semble avoir le pouvoir de mettre la réalité au monde et de lui indiquer sa visée téléologique. Alpha et Oméga »

Emmanuel FABER : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement. Editions Albin Michel 2011, page 19.