Débat Koulberg-Merchier à propos de la lettre 46

ColonialismeIdéologie
Lettre de André Koulberg à Maurice Merchier

Monsieur Merchier

Le projet de l’Encyclopédie du changement de cap m’a toujours intéressé et j’ai un peu participé à son lancement. Nous insistions sur la dimension collective et pluraliste des contributions, la connaissance du terrain, l’exigence critique… Or, en lisant votre lettre d’information, il ne me semble rien retrouver de tout cela.
D’abord, une personne seule qui exprime quelques unes de ses idées sur une thématique aussi riche et complexe, cela me semble très éloigné de ce que devrait être une encyclopédie. Ensuite sur le fond, je reste sur ma faim.
Vous faites des commentaires sur des faits, des concepts, des constats qui ne sont pas questionnés, et qui semblent donc aller de soi. Cela me fait aussitôt réagir !
A aucun moment vous n’analysez ce que serait « l’islamo-gauchisme », la « culture du viol », ce que vous nommez le « décolonialisme », etc… Cela paraît, à vous lire, évident. Ce sont quelquefois des débats qui ont duré des dizaines d’années qui disparaissent ainsi sous l’évidence. Vous dites bien à un moment qu’il faudrait un vrai débat de fond, mais il n’est nulle part.
Mieux,, non seulement vous commentez des évidences non problématisées, mais votre jugement de valeur est partout, substituant à l’analyse une deuxième réduction à l’évidence : celle de votre point de vue. Ainsi, on apprend que « l »antiracisme », le « néoféminisme » (lequel ?), « la cause LGBT »… sont seulement des «  théories », pire encore, des « idéologies » qui s’infiltreraient partout… Sans un mot d’analyse sur ce qu’est la situation des étrangers, des femmes, des homosexuels en France et sur les différents mouvements, associations, courants qui défendent le droit des étrangers souvent victimes de discriminations, le droit des femmes, le droit des homosexuels eux-mêmes victimes de nombreuses agressions en France. Si on élimine tout cela que reste-t-il de la réalité dont on est censé parler ? Les antiracismes, les féminismes, etc. ne sont pas que des idées pures, elles prennent racine dans un réel que l’on ne peut laisser de côté.
Vous invoquez la neutralité axiologique de Max Weber, mais cela vaut-il pour vous-même ? Vous jugez immodérément. Au détriment de l’étude de la réalité complexe et conflictuelle sur laquelle portent vos jugements. C’est être très loin du terrain que de ne voir dans la défense de « la cause LGBT » qu’une posture idéologique.
Prenons un autre exemple de ces jugements hâtifs. Selon vous, l’expression « culture du viol » est ridicule. Mais d’où sort-elle ? Qu’est-ce qu’elle signifie ? Même dans un exposé relativement court vous auriez pu répondre à ces questions, car sans y répondre on parle de quoi ?
La « culture du viol » est aujourd’hui une expression mise en avant par des antiféministes pour suggérer que les féministes tiennent des propos déraisonnables, délirants et qu’elles sont bien ces militantes extrémistes et hystériques dénoncées un peu partout. Mais d’où vient ce terme ? En France, du livre de Valérie Rey-Robert : « Une culture du viol à la française » (Libertalia, 2019). Ce n’est nullement l’ouvrage d’une féministe échevelée lançant des accusations délirantes, mais une étude sociologique précise et sérieusement argumentée. 
Entre 50 et 80000 viols ou tentatives de viols, des centaines de milliers d’agressions sexuelles en tout genre sont répertoriés en France chaque année… ce phénomène massif demande à être expliqué. Valérie Rey-Robert montre qu’il ne peut s’expliquer que par l’existence d’une mentalité, une « culture » beaucoup plus large que celle des délinquants sexuels incriminés par la justice, une culture banalisant les agressions « ordinaires » du quotidien, une mentalité sexiste…
Rien de délirant dans ces considérations. On peut toujours chercher à contester ces thèses en répondant aux arguments énoncés, mais se servir de la formule « culture du viol », sortie de son contexte, pour rééditer la vieille accusation d’extrémisme et d’irrationalité portée contre les féministes est un acte de propagande : de propagande antiféministe.
En reprenant ces jugements sans analyse critique, on sert (« non intentionnellement », pour reprendre votre expression) cette propagande.
Pour ce qui est de « l’islamo-gauchisme », l’absence de distance critique et d’analyse, est tout aussi fâcheuse. Un terme de combat destiné à discréditer ses adversaires idéologiques (les pamphlets de Pierre-André Taguieff, aussitôt suivis par de nombreux propagandistes, dans bien des cas totalement ignorants de ces questions) est brandi comme un fait avéré. Mais pour lui attribuer la dignité d’un fait, il faudrait d’abord vérifier que ces pamphlets sont des modèles d’objectivité, qu’ils n’ont jamais été rigoureusement réfutés, que l’action des « gauchistes » favorisent effectivement l’islamisme, que ces « gauchistes », porteurs d’une idéologie unique, existent…
Il n’y a pas d’évidences moins évidentes que ce genre de termes. Les reprendre tels quels, c’est reproduire les discours dominants sans les questionner. Tant de magazines, d’émissions de télévision, d’idéologues le font ! Il n’est pas nécessaire d’y ajouter une encyclopédie de plus.
Tout au contraire, une encyclopédie riche de plusieurs voix, susceptible d’encourager l’approfondissement critique, aurait vraiment un rôle à jouer en cette période troublée. J’espère qu’après ce qui me semble être un faux pas, elle en prendra le chemin. Bonne continuation !

Réponse de M Merchier

 
Merci M Koulberg de votre commentaire

Pour satisfaire votre « faim », il me faudrait publier un véritable ouvrage ! Certes, je ne « questionne » pas tous les faits ni tous les concepts que j’utilise. Cela ne peut se faire dans le cadre d’un article général, dans lequel il y a forcément des références allusives. Il  n’est d’ailleurs pas possible de faire autrement, et vous ne faites pas autrement vous-mêmes, en pratiquant également le jugement de valeur sans démonstration : le livre de Valérie Rey-Robert, correspondant à vos préférences idéologiques, est pour vous un authentique travail de sociologue, mais celui de Pierre-André Taguieff, qui n’y correspond pas, est un pamphlet.  
Il me faudrait répondre point par point aux objections que vous formulez. Mon objectif dans cet article n’était pas d’argumenter pour toutes les déclinaisons de cette culture « woke », mais de montrer qu’elles forment un ensemble, et que l’on sous-estime son importance dans la mesure où elle s’imprime en profondeur dans les représentations, et cela dès l’école, ce que je me propose d’analyser dans de futurs articles, mais, rassurez-vous, ailleurs que dans l’eccap ou sa lettre d’information.
Plutôt que d’aller plus avant dans une vaine polémique, je vais tirer les leçons de cette discordance, qui m’oppose, je l’admets, à beaucoup d’autres contributeurs de l’eccap, y compris à son co-responsable et fondateur, que vous connaissez bien. 
Il semble bien qu’ici, comme dans le débat public, une ligne de démarcation se renforce au fil du temps, jusqu’à devenir un véritable clivage, supplantant la vieille division droite/gauche, et divisant profondément des gens qui pourtant combattent ensemble le néolibéralisme.
Les raisons de ce paradoxe restent à analyser en profondeur. Là encore, c’est un chantier auquel je compte bien participer. En attendant, voici quelques raisons pour lesquelles j’ai « choisi mon camp », et que mon chemin va se séparer de celui de l’eccap, résolvant ainsi le trouble qu’ont pu susciter certains de mes textes, chez ceux qui participent ou adhèrent à la démarche de cette encyclopédie en ligne.
La société dont je rêve est une société du dialogue ; le dialogue, c’est accepter le débat avec ceux qui ne sont pas d’accord : or de quel côté sont les empêchements de conférences, les pièces de théâtre interdites ? Les professeurs mis à l’index et désignés à la vindicte, comme à Grenoble ? Vous souhaitez une encyclopédie « riche de plusieurs voix » ; mais apparemment à condition que ces voix soient d’accord sur tout, (et je me demande ce qu’est alors « l’approfondissement critique » ?) puisque vous considérez que mon article est un « faux pas », et souhaitez qu’il ne se reproduise plus (à savoir que je disparaisse de l’eccap).
La société dont je rêve est celle dans laquelle le « vivre ensemble » fonctionne « vraiment », c’est-à-dire dans laquelle des gens différents se côtoient, dialoguent, se « mélangent » oserais-je même dire. Je ne peux donc admettre des réunions « non mixtes » sexuellement ou racialement. Je ne peux admettre les « safe space » dans lequels on se réfugie entre gens qui pensent de la même façon. Plus globalement j’ai la conviction qu’il faut combattre l’orientation générale vers le communautarisme, et qu’il faut défendre notre République laïque qui offre un modèle unique au monde et exemplaire de ce vivre-ensemble.
Le présupposé implicite de ces comportements collectifs que je réprouve, c’est le déni de toute capacité d’empathie de l’être humain. Je suis offensé, je suis blessé quand on considère qu’un homme ne peut pas comprendre les violences que subit une femme. « L’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité en moi. » disait Kant. Je ressens cela quand tout humain subit des violences, quelle que soit sa race, son sexe, son âge, et subis moi-même comme une agression le fait qu’on puisse en douter. Que seule une femme puisse défendre les femmes, qu’un « non blanc » puisse défendre les « non blancs », qu’un musulman puisse défendre les musulmans, qu’un descendant d’un peuple colonisé puisse mettre en cause la colonisation, qu’un homosexuel puisse défendre un homosexuel est une régression terrible. 
Je réprouve l’ordre moral que cette idéologie est en train d’imposer. La police du langage, les mots interdits, l’évacuation de la caricature, de la moquerie, de l’humour – par incapacité de pratiquer le « second degré » – l’obligation de pratiquer l’auto-censure en permanence dans l’espace pubic (et donc privé puisqu’il n’y a plus de frontière entre les deux). Ordre moral étouffant qui conduit à évacuer de l’histoire tout ce qui ne s’y conforme pas, en déboulonnant les statues et en rebaptisant les noms de rue, en revisitant les contes pour enfants et en transformant des œuvres littéraires. 
Je réprouve l’auto-dénigrement collectif que cet ordre moral encourage, la repentance obligée face aux heures sombres de notre passé. L’effondrement de l’histoire à l’école y est lié, comme l’a bien vu Charles Peguy : « une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est le cas de la société moderne. ». Comment maintenir un consensus social, comment donner l’envie aux immigrants de s’intégrer dans de telles conditions ? Certes ces heures sombres existent ; il est légitime de les étudier, de les regretter, de nous mettre en garde collectivement contre leur éventuel retour. Mais il faut aussi les assumer, et ne pas en faire un fardeau de culpabilité reposant à jamais sur nos épaules et celles de nos enfants.
Les gens de ma génération, à laquelle appartiennent la plupart des contributeurs de l’eccap, devraient prendre conscience de la gravité de ce moment, et ont à mon avis le devoir de mettre en garde les plus jeunes contre les dérives de cette idéologie du « woke », plutôt que de se mettre paresseusement « dans le sens du vent » (« être dans le vent est un destin de feuille morte » comme a dit Jean Guitton), de chercher par de multiples « accommodements » intellectuels à garder leur contact, en feignant de « comprendre » et même « d’approuver » tous leurs errements, de peur sans doute d’être rejeté et disqualifié en tant que « boomer ». Parce que nous avons connu d’autres époques, et vécu d’autres épreuves, nous sommes mieux placés pour apprécier les dérives de celles-ci. Mais je sais que je ne serai pas entendu ici.

Maurice Merchier