Individualisme-Emancipation-Institution

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Contre une interprétation trop individualiste de l’idée d’émancipation, pour une action dans et sur les institutions 

Participant à de nombreux groupes et réseaux préoccupés à divers titres par l’aggravation des crises sociales et écologiques et cherchant les voies d’une alternative, je suis de plus en plus frappé par notre incapacité collective à sortir de chemins parcourus dans tous les sens, depuis des décennies, sans grands résultats. Je constate notamment la prégnance persistante d’une vision que l’on pourrait qualifier un peu caricaturalement de « rousseauiste », selon laquelle les individus sont naturellement disposés à construire une société fraternelle et écologiquement soutenable pour peu qu’on en finisse avec un certain nombre de structures de domination (la finance, les élites technocratiques, le système politique français, voire la démocratie représentative). Bien entendu, je caricature : les choses sont souvent dites plus subtilement. Il n’en demeure pas moins que la pensée progressiste baigne dans un fond anti-autoritaire qui ne la prédispose pas à prendre à bras le corps, et de manière réaliste, les enjeux institutionnels. Or, ceux-ci sont évidemment cruciaux. Même parmi les intellectuels versés dans les sciences sociales, qui devraient pourtant savoir à quoi s’en tenir, je ne sens pas de prise de conscience de la nécessité de reconsidérer d’un œil neuf les fausses évidences du « progressisme », entendu comme une pensée politique fondée sur l’idée que le salut de la collectivité et l’émancipation des individus sont une seule et même chose.

Si l’on pense que j’exagère en voyant dans l’idée d’émancipation une manière d’occulter l’enjeu du rapport aux institutions, que l’on relise André Gorz. Avant de revisiter de manière critique certains textes de cet auteur[1], je tiens à préciser que je ne sous-estime nullement son apport :il m’est arrivé plus d’une fois de tirer profit de ses analyses de l’évolution du travail et de sa critique radicale de la raison économique. Il n’en demeure pas moins qu’il illustre parfaitement ce que je veux mettre ici en question : la croyance suivant laquelle les problèmes auxquels nous sommes confrontés, et les actions à mettre en œuvre pour y faire face, appellent des attitudes et des valeurs qui se situent dans la continuité de l’idéologie de l’émancipation individuelle que porte la Gauche depuis la Révolution française. Or, comme je vais essayer de le montrer, la crise écologique et l’émergence corrélative d’une problématique des biens communs (au pluriel) créent un nouveau contexte dans lequel la construction du collectif passe par l’acceptation de contraintes et par un nouveau regard sur les institutions. Pour illustrer sans attendre ce que j’ai en tête, l’exemple qui vient à l’esprit est celui du scoutisme : c’est le type même d’une organisation fortement structurée qui se fixe explicitement pour but de former des personnes capables de prendre des responsabilités et d’agir dans le respect de valeurs humanistes, et qui y parvient de l’avis général avec une certaine efficacité. Ce que je veux dire est précisément ceci : la résistance à la logique marchande et l’édification d’une démocratie écologique et sociale passent aujourd’hui prioritairement par la création, le renforcement et la démocratisation d’institutions existantes ou de nouvelles institutions. Le mot institution étant pris ici au sens large de « dispositif social capable de susciter et de stabiliser certains comportements et certaines pratiques sociales sur de grandes échelles de temps et d’espace. »

Mais commençons par une citation de Gorz, dans laquelle il exprime très clairement l’idée que l’autonomie de l’individu doit être défendue contre l’emprise des structures de socialisation : « La question du sujet est restée centrale pour moi, comme pour Sartre, sous l’angle suivant : nous naissons à nous-mêmes comme sujets, c’est à dire comme des êtres irréductibles à ce que les autres et la société nous demandent et nous permettent d’être. L’éducation, la socialisation, l’instruction, l’intégration nous apprendront à être Autres parmi les Autres, à renier cette part non socialisable qu’est l’expérience d’être sujet, à canaliser nos vies et nos désirs dans des parcours balisés, à nous confondre avec les rôles et les fonctions que la mégamachine sociale nous somme de remplir »[2].

Ce qui fait problème, dans cette citation, c’est que l’autonomie de l’individu est supposée préexister à la socialisation. C’est même, si l’on en croit Gorz, un trésor qu’il conviendrait de préserver contre l’emprise des conditionnements sociaux (éducation, socialisation…). À cette vision on peut opposer celle de Cornélius Castoriadis, à mon avis beaucoup plus réaliste :  « L’individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé-fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce que sont l’état premier de la psyché et ses exigences. Et de cela toujours une institution sociale, sous une forme ou sous une autre, aura la charge »[3]. Pour Castoriadis, comme pour beaucoup d’autres théoriciens du social, l’individu ne se construit pas seulement par et à travers ses relations à autrui, ce que personne ne songe à nier, mais aussi par l’intermédiaire des institutions. Cela commence bien-sûr avec l’institution scolaire, mais cela va bien au-delà. Toutes les institutions, au sens large, sont à prendre en considération sous cet angle : la justice, la police, mais aussi les institutions démocratiques, les partis politiques, les associations et toutes les structures de la société civile. Sans oublier bien sûr les institutions de la démocratie représentative : assemblées, processus électoral et partis politiques. Rien n’est plus vain que d’opposer la démocratie directe à la démocratie représentative même si, de toute évidence, celle-ci fonctionne mal. Avant même de vouloir la réformer, il conviendrait de la faire vivre.

Il devrait être évident qu’il n’y a pas grand sens à vouloir changer la société sans agir dans et sur les institutions, pour les transformer et les rendre plus aptes à « former » des personnes responsables, imprégnées de valeurs humanismes et capables de participer positivement à la vie démocratique. Faute de prendre au sérieux cette fonction des institutions, il faut accepter que le marché formate les attitudes et les comportements sociaux. Car, non sans ironie, c’est le marché qui récupère le plus facilement notre aspiration à une soi-disant autonomie pour nous prendre dans les filets du consumérisme, avec des techniques de conditionnement bien plus efficaces que celles de toutes les institutions en charge de nous socialiser !

Après avoir vu les limites de sa conception de l’autonomie individuelle, voici maintenant les conséquences qu’en tire Gorz pour l’action politique : « Le politique se définit originairement par sa structure bipolaire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois »[4]. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, il est facile d’objecter à cela que l’activité politique est indissociable d’un ensemble d’institutions et de processus de socialisation. On ne naît pas citoyen, on le devient par l’effet d’apprentissages divers et, pour ne prendre qu’un exemple, c’est en vue de cette tâche qu’a été instituée l’École républicaine (il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur le climat intellectuel dans lequel ceci a eu lieu, les intellectuels et responsables politiques de l’époque étant très conscients de la nécessité de créer des institutions capables de structurer une société dans un cadre laïque et républicain). On pourrait également évoquer ici le rôle qu’a longtemps joué le service national.

Ces considérations valent encore plus pour une action politique visant à construire une société écologiquement soutenable. L’écologie, en effet, se définit d’abord par la prise en compte d’un ensemble de contraintes. Son fondement est la prise en compte du caractère limité des ressources et de la fragilité des écosystèmes. Or, ces limites exercent nécessairement des contraintes sur l’activité humaine, et donc sur l’autonomie des individus. Le problème des transports l’illustre mieux que tout. Tous les spécialistes du domaine en conviennent : on voit mal comment lutter contre le changement climatique sans restreindre certaines formes de mobilité. Il est exclu que les 9 milliards d’habitants que comptera bientôt la planète prennent fréquemment l’avion. S’il est facile de s’en prendre au consumérisme vulgaire, à l’accumulation d’objets peu utiles et rapidement obsolètes (la « société de consommation »), il n’en va pas de même avec la mobilité. La possibilité concrète de parcourir le monde semble être l’une des formes les plus tangibles de l’émancipation. La « bagnole » est une cible de choix pour la critique écologique, mais il ne suffira pas pour s’en libérer de développer les transports collectifs. Ceux-ci, en effet, ne peuvent répondre à la demande d’autonomie que satisfait l’automobile.

Pour réfléchir concrètement aux implications sociales du défi écologique, rien n’est plus indiqué que de s’attaquer au casse-tête suivant : comment limiter la mobilité sans réduire l’autonomie ? Dans le texte sur l’automobile déjà cité, Gorz imagine que l’on pourrait rendre les lieux d’habitation suffisamment plaisants pour que les gens n’aient pas envie de s’en éloigner. Il faudrait pour cela que « le quartier, ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, ou les gens travaillent habitent, se détendent, s’instruisent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune »[5]. On ne peut qu’adhérer à une telle perspective, mais on voit mal, tout bien considéré, comment les gens pourraient cesser d’eux-mêmes d’avoir envie d’aller et venir toujours plus librement, plus loin et plus vite.

Gorz avait d’ailleurs bien perçu la difficulté de réconcilier écologie et émancipation individuelle, comme en témoigne très clairement la citation suivante : « Le problème qui se pose à l’écologie est donc celui des modalités pratiques qui permettent la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leur propre fin au sein du monde vécu »[6]. Mais il ne suffit pas de poser une question pour y répondre. En réalité, Gorz se met lui-même dans l’incapacité d’y répondre en posant comme principe absolu que les individus doivent être autonomes dans la détermination des fins qu’ils poursuivent.

Dans un de ces textes, Gorz affirme que les besoins humains sont limités et l’avidité apparente des consommateurs modernes n’est qu’une « production » du système capitaliste : « ce n’est que dans la mesure où le capital a besoin des consommateurs pour ses produits que la production est aussi au services des besoins humains. Ces besoins, toutefois, ne sont plus des besoins ou désirs « naturels », spontanément éprouvés, ce sont des besoins et désirs produits en fonction des besoins de rentabilité du capital. »[7] Qui peut croire cela ? Il est certes peu douteux qu’une bonne partie de nos achats vise à satisfaire des désirs stimulés par la publicité. Mais il faut aussi compter, entre autres choses, avec le désir mimétique. Si l’on suit René Girard, les désirs humains sont radicalement sous-déterminés et donc potentiellement illimités : « Une fois leurs besoins naturels assouvis, les hommes désirent intensément, mais ils ne savent pas exactement quoi, car aucun instinct ne les guide. Ils n’ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre »[8]. Le désir est donc bien un phénomène social, mais dans un sens plus radical que ce qu’en dit Gorz. Sa dynamique explosive est inhérente aux relations entre les hommes et, si la structure sociale conditionne les individus, c’est d’abord pour en canaliser les effets. L’individu, en tous cas, ne possède par lui-même aucune propension à l’autolimitation.

Mais laissons-là cette discussion avec Gorz. La pensée de Gorz m’importe ici par son exemplarité : ce qu’elle exprime, de manière d’ailleurs très éloquente, est l’essence même de l’idéologie de l’émancipation qui imprègne largement les milieux progressistes. Elle illustre parfaitement un trait récurrent de la pensée française, à savoir la tendance à penser la liberté contre les institutions. Luc Boltanski a récemment souligné la « tendance partagée par un grand nombre d’auteurs critiques français des années 1960 –1970 à décrire surtout les institutions sous le rapport des effets de domination qu’elles exercent »[9]. Il est en effet frappant de constater que, chez quelques-uns des penseurs qui ont dominé la scène intellectuelle française (Foucauld et Bourdieu, notamment), la question du rapport aux institutions est surdéterminée par celle de la domination.

À l’idéologie de l’émancipation comprise comme autonomie à l’égard du social et des institutions, on peut préférer les théories du changement social qui mettent l’accent sur des notions telles que l’empowerment ou les « capabilités » au sens d’Amartya Sen. Dans les deux cas, l’accent est mis sur la possibilité concrète d’agir plus que sur l’indépendance. L’important, c’est le fait d’être en capacité de prendre des initiatives, d’accroître ses compétences et de maîtriser son environnement – que celui-ci soit ou non structuré par la technique et les institutions. Or, l’empowerment n’est pas tant le résultat d’une émancipation que d’une socialisation réussie. En d’autres termes, comme le souligne Anthony Giddens, il n’y a pas lieu d’opposer l’action autonome des individus et les contraintes structurelles de la vie sociale. En règle générale, c’est au contraire à travers les contraintes que s’inventent de nouvelles formes d’action : « Toutes les formes de contrainte sont aussi, selon des formes qui varient, des formes d’habilité (empowerment). Elles servent à rendre possibles certaines actions en même temps qu’elles en restreignent ou en empêchent d’autres »[10].

De fait, n’est-ce pas ce que l’on constate ? Là où des pratiques sociales vraiment nouvelles émergent (réseaux de troc et d’échange de services, monnaies sociales, etc.), c’est toujours à l’articulation de stratégies de survie et de nouvelles quêtes de bonheur. La transition écologique n’émergera pas de désirs individuels enfin rendus à leur authenticité primitive, mais de la volonté collective d’affronter un péril vital pour l’humanité et de s’adapter collectivement et solidairement à de nouvelles conditions d’existence.

Pour ce faire, il faudra nécessairement accepter de penser en termes d’éducation, d’organisation, d’apprentissage collectif, de représentation, d’élaboration de normes comportementales partagées, voire de contrôle social. Or, encore une fois, toutes ces capacités d’action s’acquièrent par et dans les institutions et les organisations au sens le plus large du terme. Pour prétendre transformer la société, nous devrions chercher à mieux comprendre comment celle-ci fonctionne, en prenant la mesure des médiations grâce auxquelles nous nous rendons capables de vivre et d’agir ensemble.

 

[1]   Dans ce qui suit, je reprends de larges extraits d’un article paru en 2013 dans la revue La vie des idées.  http://www.laviedesidees.fr/Ecologie-et-emancipation.html

[2]   André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 12.

[3]   Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, « Points », le Seuil, 1999, p. 453.

[4]   Ecologica, p. 48.

[5]   Ibidem, p. 85.

[6]   Ibidem, p. 55

[7]   (ibidem, p. 62)

[8]   René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset, 1999, pp. 1-5.

[9]   Luc Boltanski, De la critique, Paris, NRF Essais, Gallimard, 2009, p. 96.

[10] Anthony Giddens, La constitution de la société, PUF, 2005, p. 231.