Inceste et changement de cap

FéminismeVivre ensemble

Par changement de cap nous entendons habituellement un changement d’orientation économique et politique qui concerne l’ensemble de la société. Or l’inceste ne concerne-t-il pas seulement quelques cas particuliers exceptionnels ? Mon hypothèse est au contraire la suivante : un changement d’attitude de notre société à l’égard de l’inceste serait essentiel.

L’inceste est un crime beaucoup plus répandu qu’on ne le croit

Sur les 50 040 victimes de violences sexuelles (viols, agressions sexuelles et harcèlement sexuels) enregistrées par les services de police et de gendarmerie en France en 2018, plus de la moitié des victimes sont mineurs (54%), soit plus de 27 000 enfants et adolescents. Et 31% des violences sexuelles commises sur un mineur ont eu lieu au sein de la cellule familiale. Or d’après des sondages une personne sur dix seulement porterait plainte[1].
L’inceste concerne toutes les classes sociales. En 1933, l’affaire Noguère avait défrayé la chronique : une jeune fille de 18 ans avait empoisonné son père qu’elle accusait d’inceste[2]. Il était mécanicien des chemins de fer. En 2021 dans son livre « La Familia grande » Camille Kouchner dénonce les agissements sur son frère jumeau de son beau-père politologue puissant[3].
Aujourd’hui ce sont des membres du pouvoir qui sont concernés. A la suite de la publication du livre de Camille Kouchner, Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions. Il était notamment Président de la Fondation Nationale de Sciences Po, et depuis 2019 président du club le Siècle. On trouve dans l’annuaire de ce club très select des ministres, des conseillers d’Etat, des grands patrons, des banquiers, des magistrats, des savants et journalistes etc. Il est intéressant de noter que Marc Guillaume, aujourd’hui préfet d’Ile de France et ancien secrétaire général du gouvernement d’Edouard Philippe, ainsi que Jean Veil viennent de démissionner du Siècle car eux aussi savaient. « Marc Guillaume a fini par reconnaître avoir été informé dès 2018. Pourtant, un an plus tard, il soutiendra sans sourciller la candidature d’Olivier Duhamel à la présidence du cénacle prestigieux » [4]
Tout récemment, le directeur de Sciences Po Paris, a fini aussi par démissionner de son poste à la suite du rapport des inspecteurs qui avaient été dépêché par la ministre de l’enseignement supérieur. Ce directeur avait auparavant été très critiqué par les représentants des étudiants. Aujourd’hui, indépendamment de l’affaire Olivier Duhamel, il a été prouvé que plusieurs plaintes d’étudiantes de Sciences Po. à Paris et en province n’avaient pas été suffisamment prises en compte par les directions. Le président de l’UNEF de Sciences Po Paris considère que le nouveau directeur de sciences Po Paris qui sera bientôt nommé devrait en faire un de ses principaux sujets de préoccupation.

L’inceste entraîne un traumatisme profond

Les personnes victimes d’inceste ou ceux qui les ont écoutées évoquent un traumatisme profond et parlent « de l’atteinte au corps, à l’intime, à la confiance, à la joie de vivre » … « une agression de cet ordre ronge tout : le rapport que la personne entretient à la mémoire, à la confiance, à la sexualité » [5].

Camille Kouchner n’a pas été directement concernée par un abus sexuel, elle écrit cependant : p. 124. « Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit ». Elle parle d’un serpent, d’une hydre qui la torture pendant trente ans. Elle est reconnaissante à son frère de lui avoir permis d’écrire et elle « tente d’empoisonner l’hydre en achevant ce livre » p. 204.

Parmi les abus sexuels, l’inceste est particulier car il concerne la famille. Le titre du livre de C.Kouchner est « La familia grande ». L’inceste est signe d’un dysfonctionnement gravissime de la cellule familiale. Camille Kouchner écrit : « à 14 ans j’ai préféré me taire…j’ai préféré garder l’amour de mon beau-père plutôt que de m’en éloigner…Je suis coincée » (125). Et sa mère mise au courant n’a pas voulu entendre.

La parole peut libérer mais elle est difficile car elle met en cause la famille

A l’heure de #metooinceste, Flavie Flament, qui raconte dans son livre « La Consolation » avoir été violée à 13 ans par le photographe David Hamilton, met en garde : « Ces moments de libération de la parole sur les réseaux, c’est très beau, mais il faut faire attention…le silence est un poison, mais parler c’est extrêmement violent. On peut être confronté au déni familial, au rejet, devenir pestiféré. Il faut en être conscient »[6].

Ces derniers temps, divers livres sont parus, des débats ont eu lieu, et la parole s’est partiellement libérée grâce notamment aux réseaux sociaux. On peut alors espérer que la législation qui a déjà évolué, par exemple pour allonger les délais de prescription, évolue encore.
La première ligne de défense de ceux qui sont poursuivis pour inceste est de dire : mais la victime était consentante. Or la notion de consentement n’a aucun sens pour une personne dépendante, sous emprise affective.
Au-delà de la pénalisation de l’inceste, les personnes compétentes nous disent qu’il convient de tout mettre à plat pour vraiment mener une politique de prévention de l’inceste, en commençant par une meilleure écoute et un meilleur accompagnement des victimes. Voilà un chantier important pour ceux qui prônent un changement de cap.

Patriarcat et cléricalisme[7].

Dans son livre « Le berceau des dominations » Dorothée Dussy se penche sur les mécanismes complexes par lesquels l’inceste, en théorie interdit et condamné, est pratiqué dans l’intimité des foyers français. Ce sont cinq ans d’enquête, menée auprès d’enfants victimes d’un inceste devenus grands et de leurs familles, dont elle fait part dans ce premier livre qui devrait être accompagné de deux autres. Selon la présentation qui est faite du livre, l’inceste se révèle structurant d’un ordre social patriarcal. Cela mérite débat évidemment, mais comment entendre cependant Romain Gary qui constate : « L’absence de féminité dans notre civilisation est effrayante ». Et il ajoutait : « La voix du Christ était une parole de femme, du moins au sens traditionnel que l’on donne à ce terme. Tendresse, pitié, amour, bonté, pardon. Mais ces vertus sont totalement absentes de deux mille ans de notre civilisation »[8].
Gageons que ces questions vont connaître à l’automne un rebondissement, à l’occasion de la remise du rapport de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise) fruit d’une vaste enquête en collaboration avec l’INSERM. Le rapprochement entre patriarcat au niveau de la société et cléricalisme au niveau de l’institution particulière qu’est l’Eglise catholique s’impose. Les déclarations officielles critiquant le cléricalisme au niveau même du pape François, risquent fort de paraître hors sol tant que ne sera pas vraiment affrontée la question de la place des femmes. Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France écrit sur la 4ème de couverture de son livre : « Je me suis décidée à écrire non pour enfoncer le glaive plus avant dans l’Eglise, mais pour proposer des voies afin de sortir de ce désastre ». Ou encore ceci p.146 : « Attaquer le cléricalisme ne se fera pas sans les femmes, sans la réelle place des femmes dans toutes les responsabilités »

Guy Roustang

[1] Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes. N°14 novembre 2019
[2] Voir The Conversation. Une douloureuse révélation
[3] Camille Kouchner. La familia grande. Ed. Seuil. Janvier 2021
[4] Article in Le Monde du 10 février de Marie Béatrice Baudet sur l’affaire Olivier Duhamel.
[5] Veronique Margron. Un moment de vérité. Albin Michel. 2019 P.31 et 41.
[6] Dans le Magazine du Monde du 6 février 2021, l’article : « Parole libérée, la vie d’après » relate plusieurs témoignages.
[7] Il est intéressant de noter qu’au Moyen-Âge, l’interdiction de l’inceste incluait les parents par alliance et la famille élargie mais également le confesseur et sa pénitente. Voir : L’inceste au fil du droit : circonstance aggravante mais pas crime en soit
[8] dans Radioscopie de J.Chancel