Il faut changer de cap

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Il faut changer de cap. Notre monde s’enfonce toujours plus dans une crise de civilisation qui risque à terme de lui être fatal.
Changer de cap implique d’abord qu’émerge dans les consciences d’une très grande majorité de nos contemporains cet impératif. Certes, l’énumération des composantes de cette crise est répétée partout jusqu’à se faire litanie : le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, le défi démographique, la menace du terrorisme islamique, le repli identitaire, l’érection de murs symboliques ou réels séparant les communautés, les tentations populistes et nationalistes, le délitement du lien social, la défiance généralisée envers les politiciens, le discrédit de la démocratie représentative, etc. Mais en même temps, la faillite de l’enseignement, le délabrement de l’information, la diversion médiatique, la confusion des débats et l’irresponsabilité des jeux politiques font qu’une grande masse de nos contemporains ont plutôt tendance à se détourner de ces enjeux collectifs, à se bricoler quelque abri pour eux-mêmes et leurs proches, à y fermer portes et fenêtres pour ne pas voir le monde s’effondrer, en y substituant grands et petits écrans diffusant en continu le nouvel opium du peuple que constitue le divertissement sous ses multiples formes, et d’user encore de ces nouvelles technologies pour saturer leur temps libre et leurs pensées de pseudo-communications débilitantes.
Cette nouvelle forme d’individualisme radical consistant à fuir le « vrai » monde est exacerbée par la révolution technologique que nous vivons, et dont de nouvelles élites organisent le déploiement à grande échelle. Comme le dit Eric Dupin, « brique après brique immatérielle, Google construit littéralement un univers parallèle au sein même de l’Internet. Cette planète numérique n’est rien d’autre, en définitive, que l’ombre informationnelle intégrale de notre terre et de ses savoirs depuis la nuit des temps. » Nouveau visage de la société du spectacle que dénonçait Guy Debord, ou encore version high tech de la caverne de Platon, nos représentations s’enferment dans ce monde artificiel que ses nouveaux maîtres, depuis la Silicon Valley, avec l’immense troupe de leurs alliés intéressés à ses retombées marchandes, réussissent à imposer comme le seul, évident et éternel.
La prodigieuse force de ce pseudo-monde est d’y enfermer tous les ressorts de l’action humaine, de capter toutes les forces du corps et de l’esprit, d’offrir des objectifs aux énergies, aux imaginations, aux inventivités, des critères aux réussites collectives et individuelles, de prétendre trouver des solutions aux grands défis évoqués plus haut, de récupérer à son profit les grands projets, et même les forces de contestation. Pour le dire simplement, ce prétendu monde nouveau engendre un imaginaire et des comportements de masse qui le nourrissent, le renforcent et l’étendent.
Ce qui caractérise enfin notre nouvelle terre-patrie 2.0, et qui découle mécaniquement de sa configuration, c’est sa dimension totalement marchande. Il n’en est point un atome qui ne se mesure en argent. Chaque initiative recèle une arrière-pensée mercantile, chaque communication véhicule en même temps une sollicitation commerciale, et les grandes marques exploitent à leur profit toutes les ressources et toutes les valeurs des nouvelles technologies de la communication. L’omniprésence de la publicité est telle que par accoutumance elle n’est même plus perçue, et imbibe les cerveaux de la même façon que des particules toxiques empoisonnent l’air que l’on respire.
La question qui se pose est, plus que jamais, celle du « que faire ? ». Au fur et à mesure que s’accomplit ce qu’on ose encore parfois qualifier de « progrès », la maîtrise de ces changements nous échappe. Le fonctionnement ordinaire de la démocratie semble tourner à vide, la classe politique est toujours plus discréditée, et la citoyenneté s’étiole dans la mesure inverse du taux d’abstention aux élections. En fait, avec le recours à l’intelligence artificielle, il semble que de plus en plus, ce soit aux humains qu’échappent tous les pouvoirs. Les décisions en matière de finances, de gestion des villes et des entreprises, et même de la vie domestique, avec les smartphones et les objets connectés, sont prises par des algorithmes que personne ne maîtrise vraiment, y compris ceux qui les ont créés. Nous sommes embarqués dans un train fou, dont la cabine du conducteur est vide. Là encore les thuriféraires des nouvelles technologies en attendent le salut, en invoquant les ressources de l’internet en matière de démocratie, censées se concrétiser dans les « Civic Tech ». Là encore, il ne s’agit que de simulacres s’inscrivant dans la société du spectacle. L’internaute pseudo-citoyen pétitionnaire multirécidiviste en ligne n’a pas plus de pouvoir sur le cours des choses que l’enfant manipulant son volant dans la voiture du manège n’en a sur sa trajectoire.
Changer de cap est donc une nécessité, mais en même temps un défi colossal. Comme Ulysse incapable de résister au chant des sirènes, beaucoup de citoyens honnêtes et généreux, y compris parmi les intellectuels, convaincus de la gravité de notre crise, et sincèrement désireux de sortir nos sociétés de leurs ornières, cèdent aux sortilèges de cette société du simulacre et aux fausses promesses du solutionnisme technologique qu’a dénoncé Evgeny Morozov. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de verser à l’excès dans la technophobie, ni de renoncer aux facilités que nous offre cette révolution. Jacques Ellul affirmait « ce n’est pas la technique qui nous asservit aujourd’hui mais le sacré transféré à la technique ». C’est bien de cela dont il s’agit : le caractère quasi-religieux de la foi dans les nouvelles technologies fait que la nécessité de s’y soumettre acquiert la force du dogme. L’antienne de nos politiques de tous bords est que nous changeons DE monde, et qu’il faut nous y adapter. Nous proposons ici d’en revenir à la perspective humaniste, portée par plusieurs courants dans l’histoire encore récente : celle de changer LE monde, en fonction de valeurs et d’idéaux que nous nous choisissons.