Il est encore possible de réanimer l’Union européenne. Collectif

Europe
A quelques mois des élections européennes, un collectif d’universitaires appelle, dans une tribune au « Monde » parue le 24 septembre 2018, à passer d’une Europe de la compétition à une Europe de la coopération.
Il nous a paru utile de le reproduire ici. En effet, vu l’ampleur des défis, il ne semble pas qu’il soit possible de les surmonter sans cette coopération entre les Etats européens.

ECC

[Ce texte est le fruit d’une discussion collective, tenue dans le cadre du colloque « Revisiter les solidarités en Europe », qui s’est déroulé les 18 et 19 juin au Collège de France.]

Tribune. La construction européenne peut-elle encore échapper à la dislocation ? Depuis 2005 et l’échec du projet de traité constitutionnel, des craquements de plus en plus inquiétants s’y font entendre, sans que rien ne semble pouvoir tirer ses dirigeants de leur sommeil dogmatique.

Ni les désaveux électoraux répétés, ni la fracture économique entre pays de la zone euro, ni le renflouement par le contribuable de banquiers irresponsables, ni la descente de la Grèce aux enfers, ni l’incapacité à trouver une réponse commune aux flux migratoires, ni le Brexit, ni l’impuissance face aux diktats américains imposés au mépris des traités signés, ni la montée de la pauvreté, des inégalités, des nationalismes et de la xénophobie n’ont permis d’ouvrir à l’échelle de l’Union européenne (UE) un débat démocratique sur la crise profonde qu’elle traverse et les moyens de la surmonter.

Il est vrai qu’en l’absence d’espace public européen, la question des politiques de l’Union ne peut être débattue qu’au niveau des Etats membres. Or ce niveau national n’étant pas celui où ces politiques sont définies, on ne peut y débattre que du point de savoir si l’on doit la « supporter » telle qu’elle dysfonctionne, ou bien en sortir.

Albert Hirschman a montré que trois possibilités s’ouvrent aux membres d’une institution en crise ou en déclin : la prise de parole de ceux qui la critiquent pour la réformer (voice), la défection de ceux qui la quittent (exit) ou le loyalisme de ceux qui hésitent à la quitter ou la critiquer, même s’ils n’en sont pas satisfaits (loyalty). Les véritables organes dirigeants de l’Union européenne (Commission, Cour de justice, Conseil, Banque centrale) se trouvant hors de portée de voix électorale, les citoyens européens ont le sentiment d’être privés de voice et de n’avoir plus dès lors le choix qu’entre le loyalty ou l’appel à l’exit.

Les « débats » nationaux sur l’Union européenne se réduisent ainsi de façon caricaturale à une joute entre pro et antieuropéens. Tous ceux qui critiquent le fonctionnement de l’UE se trouvant qualifiés d’« anti », le nombre de ces derniers ne cesse de grossir et, avec eux, celui des partis ou des gouvernements adoptant vis-à-vis d’elle un point de vue ethnonationaliste.

« EXCLUANT TOUTE POSSIBILITÉ DE RÉFORMER DÉMOCRATIQUEMENT L’UE, LE FAUX DILEMME ENTRE EUROLÂTRES ET EURONIHILISTES NE PEUT CONDUIRE QU’À SA LENTE DÉCOMPOSITION »

Nous jugeons cette logique binaire mensongère et suicidaire. Il est faux qu’il n’y ait pas d’alternative que de soutenir aveuglément les institutions européennes ou bien de les rejeter entièrement. Excluant toute possibilité de réformer démocratiquement l’Union européenne, ce faux dilemme entre eurolâtres et euronihilistes ne peut conduire qu’à sa lente décomposition. Or, sans même évoquer les tensions et violences identitaires qui accompagneraient une telle décomposition, nous avons plus que jamais besoin de solidarités européennes pour faire face aux interdépendances des Etats dans des domaines tels que l’écologie, les migrations, les nouvelles technologies ou les équilibres géopolitiques dans le monde.

Notre propos n’est pas celui d’experts faisant la leçon aux peuples ou à leurs dirigeants. Il est celui de chercheurs d’opinions politiques diverses qui, étudiant le fonctionnement de l’Union européenne depuis différents Etats membres, partagent sur son fonctionnement un même diagnostic alarmant.

Trahison des valeurs

La raison première de la désaffection croissante pour l’Union européenne est le divorce entre les valeurs dont elle se réclame et les politiques qu’elle conduit. Ces valeurs sont celles proclamées par la Charte des droits fondamentaux, selon laquelle « l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’Etat de droit ». Leur trahison concerne au premier chef le principe de démocratie, mais il est aussi évident s’agissant du principe de solidarité.

Le danger que la construction européenne faisait courir à la démocratie avait été dénoncé dès 1957 par Pierre Mendès France : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » Les faits lui ont malheureusement donné raison.

En 2009, dans sa décision relative au traité de Lisbonne, la Cour constitutionnelle allemande a dénoncé à son tour en termes limpides le défaut de démocratie de l’UE. La démocratie, a-t-elle rappelé, est un régime dans lequel « le peuple peut désigner le gouvernement et le pouvoir législatif au suffrage libre et égal. Ce noyau dur peut être complété par la possibilité de référendums sur des questions de fond (…). En démocratie, la décision du peuple est au centre de la formation et de l’affirmation du pouvoir politique : tout gouvernement démocratique connaît la crainte de perdre le pouvoir en cas de non-réélection. » Rien de tel n’existe dans l’Union, qui ne connaît pas d’élections permettant à une opposition de se structurer et d’accéder au pouvoir sur un programme de gouvernement.

« Fédéralisme exécutif postdémocratique »

Dans un livre récent, un ancien membre de la Cour constitutionnelle allemande, l’éminent juriste Dieter Grimm, attribue ce défaut de démocratie à l’inscription dans les traités de choix de politiques économiques qui devraient normalement relever de la délibération (et de l’alternance) politique. Il résulte de cette « hyperconstitutionnalisation » qu’à rebours des valeurs et principes qu’elle proclame, l’Union est livrée à ce que Jürgen Habermas a nommé un « fédéralisme exécutif postdémocratique ».

Ce régime est celui qu’appelait de ses vœux dès 1939 l’un des théoriciens du néolibéralisme, Friedrich Hayek, selon lequel une fédération d’Etats fondée sur « les forces impersonnelles du marché » serait l’institution la mieux à même de mettre ces forces à l’abri des « interférences législatives » des gouvernements démocratiquement élus dans ses Etats membres (notamment en matière monétaire, sociale et fiscale), en dissolvant toute espèce de sentiment de solidarité, qu’elle soit sociale ou nationale.

« LA PRIMAUTÉ AUJOURD’HUI ACCORDÉE EN EUROPE AUX “FORCES IMPERSONNELLES DU MARCHÉ” CONDUIT À VOIR DANS LA SOLIDARITÉ UNE ENTRAVE, QUI DOIT ÊTRE ÉLIMINÉE OU RESTREINTE »

De fait, la corrosion des systèmes de solidarités, qu’il s’agisse des services publics, du droit du travail ou de la sécurité sociale, est l’un des effets les plus visibles de l’intégration européenne, et le premier facteur de sa désintégration. L’Union européenne trahit là aussi les valeurs dont elle se réclame, puisque la proclamation du principe de solidarité, étendu à la protection de l’environnement, a été l’aspect le plus novateur de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Mais dès la fin des années 1990, divers auteurs (Joseph Weiler, Fritz Scharpf) avaient mis en évidence l’asymétrie à l’œuvre dans la construction européenne, entre, d’une part, sa capacité à démanteler les solidarités nationales au nom des libertés économiques et, d’autre part, son incapacité d’édifier des solidarités européennes assurant à cette construction légitimité politique et cohésion sociale. La primauté aujourd’hui accordée en Europe aux « forces impersonnelles du marché »conduit à voir dans la solidarité une entrave, qui doit être éliminée ou restreinte.

D’autant plus soumise aux lobbys qu’elle échappe au contrôle démocratique, l’Union européenne poursuit ainsi sa course au moins-disant social, fiscal et écologique entre les Etats. Ayant renoncé à édifier une « Europe sociale » et trahi sa promesse d’« égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail », elle a abaissé ses ambitions au niveau d’un « socle social », filet minimal de protection destiné à sauver de la noyade les naufragés de la « flexibilisation des marchés du travail » qu’elle promeut inlassablement.

La seule solidarité qui semble fonctionner efficacement en Europe est celle qui a permis de sauver, sans le réformer sérieusement, un système bancaire en faillite en l’inondant de liquidités, en transférant ses pertes sur les contribuables européens et en plongeant des pays entiers dans la misère. Sans qu’à aucun moment on semble n’avoir songé à demander des comptes à celle – Goldman Sachs – qui, dans le cas grec, avait contribué au maquillage des comptes publics. Il est vrai que nombre de dirigeants européens de premier plan sont issus de cette banque, qui s’est assurée en retour les services d’un ancien président de la Commission européenne.

Paix durable et justice sociale

Contrairement aux illusions néolibérales, aucune société humaine ne peut perdurer sans solidarité et sans autre projet commun que la compétition entre ses membres. Faute d’être instituées démocratiquement, les solidarités ressurgissent sur des bases identitaires, ethniques ou religieuses, ouvrant la voie aux démagogues et aux violences. Partout dans le monde, aux Etats-Unis comme en Inde, au Royaume-Uni ou dans les autres pays européens, ces démagogues imputent aux étrangers les injustices sociales sur lesquelles ils prospèrent, sans s’attaquer à leurs causes économiques, car ils partagent le même credo néolibéral que les partisans de « l’ouverture ».

Réciproquement, ces derniers regardent l’attachement à la diversité des héritages historiques et culturels comme un archaïsme et promeuvent un monde uniforme et liquide, dont ils seraient les missionnaires inspirés.

« LE DÉTOUR ÉCONOMIQUE, QUI DEVAIT ÊTRE UN MOYEN DE RÉUNIFICATION POLITIQUE DE L’EUROPE, EST DEVENU SA FIN PRIMORDIALE »

L’expérience sanglante des deux guerres mondiales avait conduit la communauté internationale à affirmer à deux reprises, d’abord dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail en 1919, puis dans la déclaration de Philadelphie en 1944, qu’« une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ». Cette paix durable était aussi le but poursuivi par les fondateurs de la Communauté économique européenne.

Mais ils ont usé pour l’établir du détour de l’établissement d’un marché commun, censé faire advenir spontanément un « espace de liberté, de sécurité et de justice ». Ce détour économique, qui devait être un moyen de réunification politique de l’Europe, est devenu sa fin primordiale, et la consécration juridique tardive d’autres valeurs a échoué à ce jour à mettre l’économie au service de la société.

La question se pose donc de savoir si les principes de dignité, de démocratie et de solidarité consacrés par la charte et les traités sont de la poudre aux yeux, un maquillage juridique destiné à donner un visage humain aux « forces impersonnelles du marché », ou bien s’il est encore possible de canaliser ces forces, d’« encastrer » le marché dans la société européenne, en les subordonnant à ces principes. C’est cette question essentielle qu’il faudrait débattre durant les prochaines élections européennes. Nous voulons croire qu’il est encore possible de réanimer l’Union européenne en assurant la primauté des idéaux qu’elle proclame sur la dogmatique économique et monétaire qui la conduit à sa perte.

Une Europe des projets

L’UE ne retrouvera son crédit et sa légitimité que dans la mesure où elle s’affirme comme une Europe de la coopération plutôt que de la compétition. Une Europe prenant appui sur la riche diversité de ses langues et de ses cultures, au lieu de s’employer à les araser ou les uniformiser. Une Europe des projets, œuvrant à la solidarité continentale pour répondre aux défis – et à ceux-là seulement – qu’aucun Etat ne peut relever isolément. Cette solidarité doit s’exercer à la fois sur le plan interne, entre les Etats membres, et sur le plan externe, par des accords de coopération avec d’autres pays partageant des objectifs communs, à commencer par ses voisins les plus proches.

Forte de son pouvoir de marché, l’UE est seule en mesure de lutter contre ce que Franklin Roosevelt nommait « l’argent organisé », de séparer les banques de dépôt et d’investissement et de limiter leur pouvoir de création monétaire. Elle seule peut imposer aux opérateurs économiques de toutes nationalités qui opèrent sur le continent des règles à la hauteur de la gravité des périls écologiques, de la flambée des inégalités, de la concurrence fiscale mortifère qui conduit à la dégradation des équipements et services publics et des infrastructures routières et ferroviaires. Elle seule peut créer un cadre juridique commun favorisant l’essor, entre les Etats et le marché, de l’économie sociale et solidaire, des biens communs et des multiples formes de la solidarité civile.

Dans le domaine technologique, elle seule est en mesure de soutenir des champions européens susceptibles de préserver les libertés publiques en luttant contre les monopoles aujourd’hui exercés par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), et demain par des entreprises chinoises. Elle seule pourrait se doter d’un parquet ayant les moyens de répliquer à l’imposition extraterritoriale du droit américain aux entreprises européennes.

Elle seule a les moyens de conclure avec les pays d’Afrique un partenariat stratégique qui, au lieu de les engager de force dans les impasses écologiques et sociales du néolibéralisme, leur permette de définir eux-mêmes les voies d’un développement durable fondé sur le meilleur de leur héritage culturel. Elle seule peut, sur cette base, répondre de façon équilibrée à la question migratoire, d’une part en ne cédant rien aux démagogues sur le respect intransigeant de la dignité et des droits des migrants et des demandeurs d’asile, et d’autre part en œuvrant à la réalisation du droit, que l’on soit sénégalais, italien, malien, tunisien ou grec, à vivre décemment de son travail sans avoir à s’exiler.

Approfondissement de la démocratie

Une telle refondation de l’Union sur les principes qu’elle proclame et les traditions constitutionnelles communes aux Etats membres a pour condition première non seulement une restauration, mais aussi un approfondissement de la démocratie à tous les niveaux – local, national et européen – de la délibération politique. Des idées très stimulantes ont été avancées en ce sens, telles celles de Michel Aglietta et Nicolas Leron, qui, revenant aux sources mêmes de la démocratie représentative (no taxation without representation), proposent de doter l’Union de ressources budgétaires propres (notamment par une taxation des transactions financières) allouées à des objectifs de développement durable fixés et contrôlés par le Parlement européen, et de rendre symétriquement aux Etats leurs propres capacités budgétaires, sans lesquelles leur vie démocratique est privée de substance.

« SANS UNE TELLE RENAISSANCE DÉMOCRATIQUE, LES “ÉLITES DIRIGEANTES” CONTINUERONT DE SE COUPER DE LA VIE DES PEUPLES ET D’EN FAIRE LA PROIE DES DÉMAGOGUES »

Cette perte de substance affecte aujourd’hui par ricochet toutes les formes de démocratie locale et de démocratie sociale, dont les ressources sont asséchées par des gouvernements n’ayant d’autre boussole que la gouvernance par les nombres qui régit l’Eurozone. Ainsi que l’a souligné Etienne Balibar, ce n’est donc pas un retour ou une restauration des formes traditionnelles de la démocratie qu’il faudrait viser, mais une véritable renaissance de cette dernière à tous les niveaux de la vie politique. Sans une telle renaissance démocratique, les « élites dirigeantes » continueront de se couper de l’expérience infiniment riche et diverse de la vie des peuples et d’en faire la proie des démagogues.

Signataires :

Andrea Allamprese, professeur à l’université de Modène et Reggio Emilia ; Irena Boruta, ancienne professeur à l’université Cardinal Stefan Wyszynski à Varsovie, ancienne membre du comité de négociateurs pour l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne (1998-2001) ; Laurence Burgorgue-Larsen, professeure à l’école de droit de la Sorbonne ; Maria Emilia Casas Baamonde, ancienne présidente du Tribunal constitutionnel espagnol, présidente de l’Association espagnole de droit du travail et de la sécurité sociale ; Christina Deliyanni Dimitrakou, professeure à l’université Aristote de Thessalonique, secrétaire du Centre de droit économique international et européen ; Franciszek Draus, chercheur en sciences politiques ; Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS ; Ota de Leonardis, professeure à l’université de Milano Bicocca, directrice du Centre de recherche en sociologie de l’action publique Sui Generis ; Paul Magnette, professeur de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles, ancien ministre-président de la Wallonie ;Alexandre Maitrot de la Motte, professeur à l’université Paris-Est Créteil ; Antonio Monteiro Fernandes, professeur à l’Institut universitaire de Lisbonne ; Ulrich Mückenberger, professeur émérite à l’université de Hambourg, directeur de recherche à l’université de Brême ; Béatrice Parance, professeure à l’université Paris-VIII-Vincennes Saint-Denis ;Etienne Pataut, professeur à l’école de droit de la Sorbonne ; Alain Supiot, professeur au Collège de France (chaire Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités) ; Claude-Emmanuel Triomphe, conseiller du Haut-Commissaire à l’engagement civique français ; Fernando Vasquez, ancien membre de la direction des affaires sociales de la Commission européenne, consultant en affaires européennes.