Humilies et offenses : remarques sur l’école française

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Un progrès ambigu
On attend de l’école non seulement qu’elle instruise, mais aussi qu’elle éduque et on voit un progrès dans le fait que de plus en plus de jeunes sont scolarisés de plus en plus longtemps. On attribue volontiers à l’Ecole un rôle de plus en plus important alors que décroît, semble-t-il, l’importance que l’on accorde aux instances privées et communautaires de formation de la personne. D’un côté on valorise la transmission de connaissances de type scientifique (les disciplines) ; on parlera ici d’éducation formelle car la transmission s’effectue dans un cadre institutionnel clairement identifié par des professionnels salariés dont la compétence est généralement liée à l’obtention de diplômes. D’un autre côté la transmission informelle de savoirs-faire et de savoirs-être, codifiée par les usages et par la tradition, est objet de méfiance ; elle ferait obstacle à la modernité, au progrès des sciences et des techniques comme à l’égalité citoyenne. Héritière de l’idéal progressiste des Lumières la pensée politique et sociale contemporaine privilégie plus que jamais l’école comme principale instance éducative et envisage le progrès de la scolarisation comme une conquête de l’esprit de liberté. A la crise chronique de l’éducation moderne les réponses couramment proposées et mises en œuvre par les politiques publiques puisent à deux sources d’inspiration : d’une part l’égalitarisme qui réclame plus d’école pour tous et donc plus de moyens mieux utilisés ; d’autre part le pédagogisme qui veut améliorer les techniques éducatives afin de mieux adapter l’Ecole au changement de la société, qu’il s’agisse de transmettre des connaissances ou de former des citoyens. Ces deux approches tantôt associées tantôt concurrentes sont certes généreuses et il est indiscutable qu’elles ont contribué à un progrès social ; mais aujourd’hui elles semblent devoir mener à une impasse. Inspirées par ces deux visions du problème éducatif nos sociétés s’acharnent à développer les moyens éducatifs en quantité comme en qualité ; or cette tendance à toujours plus d’école a des effets concrets qui contredisent à terme les valeurs qui ont inspiré les politiques éducatives depuis deux siècles.
 
Je me bornerai à mettre en ordre les observations que j’ai pu faire au cours des cinq années pendant lesquelles j’ai gagné ma vie comme professeur de philosophie dans le secondaire. Mon sentiment dominant c’est qu’au plan éducatif l’école a des effets désastreux pour beaucoup de jeunes. Elle est organisée surtout comme une machine à recruter des élites par écrémages successifs, afin d’alimenter Normale Supérieure, l’ENA, les grandes écoles : Polytechnique, les Ponts, etc…Tout cela au prix d’un énorme gâchis pour le plus grand nombre (et même pour la soi-disant “élite” ainsi recrutée).
En effet, j’ai vu beaucoup de jeunes qui s’étiolent à l’école parce qu’ils ne peuvent pas s’approprier les formes de raisonnement théorique et les types de connaissances abstraites valorisées par l’institution. Je suis convaincu que ces mêmes jeunes pourraient devenir des adultes ayant l’intelligence de la vie et capables de relations responsables avec autrui à condition de pouvoir faire des expériences et des choses qui aient un sens pour eux et leurs proches. Au contraire, le fait d’être à l’école et l’obligation d’y absorber trop de connaissances qui n’ont aucun sens pour eux les habitue à subir et nuit à leur épanouissement comme adultes responsables. Prétendant les instruire tous, l’école prive en pratique la majorité d’entre eux de la capacité à “faire, et en faisant, se faire “(Jules Lequier). Il me semble que certaines des critiques formulées par Illich sont tout à fait fondées, même si elles ont été mises de côté à cause des passions égalitaristes et productivistes et qu’il est temps de les réactiver.
 
Faire semblant
Je viens donc de faire le professeur de philosophie pendant cinq ans. En gros, j’ai trouvé l’expérience assez agréable. Mes élèves sont plutôt gentils et respectueux3, avec le charme de la jeunesse. Comme ils ont très peur du chômage et qu’ils ont à passer en fin d’année un examen soi-disant décisif, ils sont dociles et s’appliquent à prendre les cours et à faire des devoirs. Devenant égoïste en vieillissant je n’ai guère de motifs de me plaindre de ce gagne-pain, mais je suis plutôt inquiet quant aux effets de cette activité sur les élèves. Quelques-uns en tirent probablement des bénéfices, mais pour nombre d’entre eux, j’ai peur que le bilan soit globalement négatif. 
En effet, il s’avère bien vite que la démarche qui leur est proposée n’a guère de sens pour eux et la plupart des questions inscrites à leur programme n’éveillent en eux aucun écho : l’unité du moi, la valeur de la science, l’idée de sens de l’histoire, les fondements du droit, cela ne leur dit rien ! Ne serait-ce l’examen à passer, ils s’en dispenseraient presque tous volontiers. On voit mal, en outre, comment il pourrait en être autrement car la prétention de faire faire de la philosophie à ces jeunes bute sur des obstacles de fond : j’en évoquerai quelques-uns qui tiennent à ce que les conditions d’une véritable appropriation des problèmes et de la démarche philosophique font défaut. Que l’on parle de religion, des sciences du vivant, d’histoire de la littérature, de problèmes politiques…on s’aperçoit qu’ils n’ont pas le bagage minimum indispensable pour comprendre le sens des notions théoriques qui leur sont exposées.  Ce n’est pas qu’ils n’aient pas étudié au cours de leur scolarité toutes sortes de matières. Bien au contraire ! Si on regarde les programmes officiels de la sixième à la terminale, les jeunes devraient être des puits de science. On leur a fait des cours sur toutes sortes de matières, on les initiés à toutes sortes de méthodes d’analyse très abstraites et compliquées. Mais pour la plupart il n’en reste pas grand chose, si ce n’est une capacité étonnante à apprendre n’importe quoi pour l’oublier aussitôt : têtes alternativement trop pleines et trop vides de connaissances qui leur restent totalement extérieures, ce à quoi ils ont appris très tôt à se résigner. Cette “culture de l’oubli” imposée par des programmes délirants d’ampleur et de technicité est renforcée par un pratique institutionnelle généralisée qui consiste à “faire semblant”.  Déjà, beaucoup d’élèves entrent en sixième sans avoir acquis les schèmes mentaux qui conditionnent un usage correct de la langue et le maniement des symboles et des opérations logiques qui lui sont liés.  Confrontés à de nouveaux contenus et à de nouvelles exigences, ils sont très vite en difficulté.  Ils apprennent alors à faire semblant de savoir et de comprendre pour ne pas décevoir leur famille et leurs enseignants. Ces derniers se font complices de cette comédie en s’adressant non pas au niveau réel des jeunes qu’ils ont en face d’eux, mais au niveau théorique qu’ils devraient avoir. Ainsi en terminale, avons-nous à enseigner la différence entre l’essence et l’accident à des élèves qui n’ont toujours pas maîtrisé la différence entre un infinitif et un participe et qui sont incapables de procéder à la simple analyse logique d’un texte. Pourtant, comme les collègues qui les ont eus les années précédentes, nous faisons comme s’ils étaient au niveau et traitons un programme conçu pour des élèves fictifs que, bien entendu, nos élèves concrets ne peuvent assimiler. 
 
De toutes façons, ces jeunes ont l’habitude d’un tel décalage : pour eux, cela fait des années que cela dure ! Tant bien que mal, ils essaient d’apprendre tout ce qu’on leur demande : la grammaire structurale, la génétique moléculaire, la géographie économique, les cycles de Kondratieff, la théorie des ensembles, la physique aussi bien que la philosophie (je vous recommande à ce sujet la lecture des manuels de “sciences économiques et sociales”).  D’une certaine manière, ils n’ont pas tort : les trois quarts d’entre eux auront le bac et la même logique du “faire semblant” va se poursuivre à l’université. En effet, si on regarde les organigrammes, les programmes et les horaires universitaires, il est évident qu’on prétend leur enseigner énormément de choses extraordinairement compliquées et abstraites. Mais en même temps, on n’exigera pas d’eux qu’ils les sachent vraiment et il est ainsi toléré que tout le monde “pompe” à certaines épreuves des examens. Les taux de réussite justifient les programmes délirants et donc les postes, les crédits et les carrières qui vont avec. Résultat : beaucoup de jeunes sont parfaitement conscients qu’ils obtiennent des diplômes ou des titres qui ne correspondent pas à leur niveau réel, mais plutôt à un niveau fictif. Ce n’est pas du tout sécurisant ni constructif.
 
L’expérience récusée 
Revenons à mes élèves de terminale pour mettre le doigt sur un second obstacle à l’appropriation, à savoir le décalage entre l’enseignement et leur expérience personnelle. Si beaucoup ne retirent de douze ans d’études et primaires et secondaires qu’un fragile vernis de pseudo-connaissances, c’est que les démarches proposées ne sont pas enracinées – et ne peuvent pas l’être- dans une expérience sensible et personnelle. Allons même plus loin : c’est l’aptitude à supporter cette coupure qui est valorisée par le parcours scolaire en dépit de tous les discours pédagogiques. Prétendre faire disserter des jeunes de dix sept ans sur le Pouvoir ou la Passion, ce n’est pas sérieux ! Ou plutôt, inversons la perspective : le simple fait qu’ils arrivent à rédiger une copie sur des expériences qu’ils ne peuvent pas connaître montre quel est le principal effet de la démarche proposée : être capable de parler de ce qu’on ne connaît pas. Tel est le critère fondamental de la réussite. C’est-à-dire encore une fois faire semblant.  D’ailleurs, c’est normal : on ne peut pas à la fois passer sa vie à l’école et connaître le monde qu’on n’appréhende – en fait – qu’à travers les médias et surtout la télévision. Ainsi, en pratique, un des effets de la scolarisation, renforcée par la médiatisation, c’est la disqualification de l’expérience personnelle. Ce n’est pas neuf, certes, mais cela mérite d’être rappelé quand on parle d’éducation.
 
Peut-on contourner ces deux obstacles ? Beaucoup d’enseignants s’y essaient, mais on bute alors sur un troisième obstacle. On pourrait intéresser la plupart de ces jeunes à des questions philosophiques à condition de travailler préalablement avec eux sur l’information nécessaire (lire des livres, faire des dossiers, voir des films etc.) et de partir d’exemples concrets pour arriver progressivement au problème philosophique auquel ils ne peuvent accéder d’emblée… On peut toujours rêver : la mise en œuvre d’une telle démarche est rigoureusement impossible puisqu’il faut d’abord parcourir à marches forcées les quarante notions philosophiques du programme du baccalauréat. Ou bien alors il faudrait renoncer au programme pour se donner le temps nécessaire à une telle démarche : liberté inimaginable ! 
 
Alors, concrètement, que se passe-t-il ? D’abord en quelques semaines s’opère chez les élèves une grosse déception. La plupart d’entre eux arrivent en terminale avec un vague désir de discussion et d’échanges, mais ils se rendent vite compte qu’ils vont surtout passer l’année à noter un cours qui les dépasse.  Alors ils se résignent à la passivité, ce qui chez beaucoup nourrit un sentiment d’infériorité déjà ancien : “ce n’est pas pour moi…”. Chez certains même, l’année de philosophie sera vécue silencieusement comme une humiliation de plus ; les pleurs lors des remises de devoirs notés en disent long. Conclusion : manque de culture, manque d’expérience, manque de temps : l’enseignement de philosophie s’adresse à un public fictif et fait obstacle au développement du public réel.
 
Un gâchis
Or je soupçonne que ce que j’observe dans les classes de terminale n’est que le faible écho d’un gâchis beaucoup plus grave qui s’opère à la fin du primaire et surtout pendant les premières années de collège, lorsque beaucoup d’enfants sont mis en échec par des difficultés qu’ils n’ont pas surmontées en temps voulu, soit parce qu’ils ne le pouvaient pas, soit parce qu’on ne leur a pas laissé le temps nécessaire. Pour beaucoup de jeunes enfants, l’expérience de la vie scolaire consiste à se faire signifier à longueur de journée et d’année leur “insuffisance” irrémédiable – c’est-à-dire leur inadaptation à un modèle d’instruction qu’on prétend vouloir le même pour tous… avant de les envoyer dans des “filières-poubelles”. Débutant souvent en premier cycle avec beaucoup de bonne volonté, ils n’arrivent pas à maîtriser certaines opérations intellectuelles et se replient progressivement. A chaque changement de classe ils se retrouvent dans l’obligation de continuer à construire sur du sable et à faire semblant de suivre jusqu’à ce qu’on les éjecte. Tout cela implique des porte-à-faux destructeurs pour la personnalité. Beaucoup vont intérioriser leur retard scolaire comme une infériorité personnelle. 
 
Ce qui m’inquiète le plus, c’est que pendant qu’ils s’épuisent l’esprit à courir après des fantômes abstraits qu’ils n’arrivent pas à saisir, beaucoup d’élèves ont peu de possibilités de se construire par ailleurs – ne serait-ce que parce que l’essentiel de leur temps est absorbé par des activités scolaires ou parascolaires. J’ai ainsi souvent eu l’impression devant mes élèves de terminale que l’obligation sociale où ils sont d’aller à l’école nuit à leur développement et que la scolarisation prolongée est pour beaucoup un véritable désastre parce qu’elle les empêche de faire des expériences formatrices.  Il n’est pas étonnant de voir tant d’adolescents et de jeunes adultes enfermés dans des comportements dépressifs de repli apathique, voire d’autodestruction. Mais, pour le moment, cette scolarisation arrange tout le monde : les jeunes qui ont peur de l’inconnu, les parents qui croient les protéger du chômage, l’Etat pour qui la scolarisation fonctionne comme un garde-fou.  Il est vrai qu’en dépit de son importance, le gâchis humain créé par la scolarisation peut se poursuivre car les victimes sont trop dévalorisées à leurs propres yeux pour se manifester et remettre en cause l’ordre social qui les écrase. Mais ce sentiment de dévalorisation nourrit chez beaucoup un ressentiment intense qui n’ose se dire. Pour le moment les formations politiques de gauche et de droite ne savent pas lui donner d’expression, mais le jour où un démagogue trouvera les mots pour mobiliser cette force dormante et comprimée, elle pourra prendre une intensité proprement explosive.
 
L’institution scolaire en cause
 1. – En dépit des affirmations de principe, l’institution scolaire valorise surtout la culture abstraite, scientifique et gestionnaire, adaptée à la société technicienne et aux valeurs d’efficacité industrielle.
2. – Contrairement aux textes qu’on fait étudier aux élèves (Montaigne et la “tête bien faite”) l’institution veut des têtes bien pleines, capables de répondre à tout (ou de faire semblant comme dans les Grands Oraux). L’évolution des programmes est depuis longtemps soumise à un véritable délire encyclopédique incompatible avec la nécessité de prendre du temps pour comprendre, réfléchir discuter, s’approprier les contenus enseignés en les comparant à des expériences personnelles. Au contraire, c’est la capacité à y renoncer et à supporter un véritable gavage qui est le critère de sélection des “élites” (voir les classes de “prépa”).  
3.- En fait, les programmes sont construits sur une fiction égalitariste qui légitime un élitisme de fait : ce qui est bon pour les élèves de Louis-le-Grand doit être bon pour tous les Français. Tel est le principe d’organisation de cette gigantesque machine à écrémer les soi-disant élites pour les grandes écoles. Tant pis si le déchet est énorme. Le discours sur l’école démocratique est l’alibi d’un système méritocratique, qui se légitime en prétendant donner ses chances à tous. Le discours contemporain sur la pédagogie n’est qu’un badigeon qui masque la contradiction entre les valeurs énoncées et les valeurs implicites ainsi que le gâchis qui en résulte. 
 
4.- Ce fonctionnement de l’institution scolaire est très difficilement réformable. Une des raisons en est que les objectifs et les normes des dispositifs sont fixés par ceux qui s’y sont bien adaptés, les anciens bons élèves. Bien entendu ils le font en fonction de la vision du monde et de la réalité qui est celle de leur caste. Comme par hasard, les commissions qui fixent les programmes des collèges et des lycées sont presque toujours composées d’anciens normaliens et les maîtres auxiliaires qui assurent les cours dans les établissements “difficiles” n’y ont pas la parole. De toutes façons on sélectionne les enseignants et les dignitaires de l’institution sur leur capacité à l’érudition (voir les programmes d’agrégation). Tout naturellement ils sont portés à imiter ceux qui les ont formés, à reproduire le modèle, le disséminer et à l’imposer à tous, puisqu’il leur a réussi ! C’est ainsi que le modèle qui inspire la formation de la base de la pyramide scolaire est conçu en fonction des représentations et des intérêts du sommet, modèle que chaque degré inférieur cherche à imiter et à imposer aux jeunes qui lui sont confiés. Ainsi le mode de sélection des dirigeants de l’institution scolaire rend difficilement réversible la tendance au gavage des élèves – et des étudiants – en fonction d’une représentation complètement fictive de leur capacité.   
5.- En France, la structure bureaucratique de l’Education Nationale (la plus grosse organisation du monde !), la rend incapable d’évoluer. N’était-ce l’étonnante conscience professionnelle des enseignants, le système aurait déjà dû imploser sous son propre poids. Or il n’implose pas, il continue à fonctionner. Il est simplement pétrifié (voir par exemple l’incapacité de l’institution à traiter le problème du poids du cartable des collégiens !). Inspirée certes par des intentions généreuses mais organisée sur le modèle industriel, l’Ecole, pour beaucoup des jeunes qui lui sont confiés, n’éveille par les esprits, elle les accable. Et, dévalorisant tout ce qui est expérience personnelle, elle dispense le contraire d’une éducation à la liberté. 
 
Un enracinement nécessaire
Bien entendu, les défauts de l’école que j’ai signalés dans ces quelques pages ne sont pas nouveaux et cela fait très longtemps que certains sont dénoncés. Toutefois l’effet de ces défauts était limité parce qu’à côté de l’école fonctionnaient d’autres instances éducatives4 qui jouaient un rôle très important et insuffisamment souligné car – en quelque sorte – cela allait de soi.  Pour l’essentiel, la construction de la personne et la transmission des valeurs se faisait ailleurs et de manière informelle bien souvent : par la famille, le voisinage, les pairs, la paroisse, les métiers, qui véhiculaient modèles de comportement et valeurs de manière souvent involontaire, voire inconsciente. Si l’école avait des “résultats” qui ont fondé son prestige, c’est que les jeunes qu’on lui confiait étaient de toutes façons éduquées par ailleurs, sans que l’on y fasse bien attention : ce n’est pas à l’école qu’on apprend à parler ! 
Il allait de soi que les enfants qui allaient à l’école avaient appris ailleurs des contes, des danses, des chants, des gestes, des rituels… Avant d’apprendre le B-A BA puis la règle de trois, ils étaient déjà équipés d’un imaginaire, rôdé par une longue tradition, qui structure la personnalité et l’enracine dans un monde symbolique permettant de donner sens aux expériences les plus communes : le désir, la rivalité, la séparation, la violence, etc… et de les affronter en fonction de valeurs partagées.
Il allait également de soi que pendant que les enfants étaient initiés par l’école à l’écriture, au calcul et à divers savoirs abstraits et universels, ils étaient également initiés hors de l’école au faire, aux techniques locales et coutumières, par imitation, par observation ou par obligation. A travers l’initiation directe ou indirecte à de multiples savoir-faire se construisaient des savoir-être, des capacités au don, à l’échange, au respect des règles qui les accompagnent. S’édifiait aussi une compréhension pratique des complémentarités, des interdépendances et des solidarités locales et écologiques qui fondent la communauté., la civilité ou la citoyenneté : l’ouverture aux autres et à la nature et leur respect comme contrepoint de la capacité économique. 
Tant que ces niveaux informels de la construction éducative de la personne fonctionnaient, les défauts de l’école n’étaient pas dramatiques : on pouvait se construire ailleurs et autrement, l’acquisition de connaissances abstraites jouant un rôle très secondaire. Nous connaissons tous des adultes parfaitement épanouis et bons citoyens qui ont été des échecs de l’institution scolaire, ce qui ne les empêchait pas de fort bien comprendre leur monde – ce dont beaucoup de savants sont incapables.
Or ce qui allait de soi va de moins en moins de soi. Implicitement, les raisonnements des fondateurs de l’économie politique supposaient qu’il y aurait toujours de l’eau, de l’air, de la terre non empoisonnée, des adultes qui font des enfants et les éduquent, et que les hommes auraient un minimum de valeurs en commun. Sur la base de ce présupposé, on pouvait penser que tout progrès technique et économique était un progrès social, étant entendu que la reproduction des autres valeurs fondamentales, naturelles et sociales, irait de soi. Or, de même que le progrès des technosciences et de l’économie industrielle menace aujourd’hui les ressources naturelles dont la disponibilité indéfinie ne va plus du tout de soi (problèmes écologiques), de même l’évolution technique et économique contemporaine et les modes de vie qui lui sont liés mettent en cause le fonctionnement des instances informelles mais littéralement fondamentales de la construction de la personne. Je n’évoquerai que quelques facteurs parmi bien d’autres : l’individualisation des modes de vie (très accentuée dans les quartiers d’habitat social), l’effacement du travail : rarement les enfants voient leur père travailler, et le travail qu’il exerce leur est souvent énigmatique (c’est plus grave pour les garçons que pour les filles, car le travail domestique féminin a moins disparu). Ainsi l’habitat social rend impossible l’initiation concrète à la valeur du travail, puisqu’on n’a pas le droit d’y toucher au logement et qu’en général il n’y a ni atelier, ni jardin. Quand de surcroît le père est chômeur, quel désastre pour les garçons ! L’effritement du capital symbolique traditionnel (contes, rituels, gestes, etc…).  Evidemment ces trois facteurs se renforcent l’un l’autre pour fragiliser les registres informels de la construction de la personne. Avec pour résultat qu’en confondant l’éducation avec l’instruction (d’où la formule française d’ “Education Nationale” qui a fini par remplacer celle, plus modeste, d’Instruction publique) nos sociétés modernes risquent de se trouver dans la situation de celui qui s’acharne à faire tenir une pyramide sur son sommet ! C’est-à-dire prétendre rendre savants des sujets qui n’ont pas pu se “civiliser” en temps voulu.
Ainsi nous concentrons tous nos efforts sur le développement de la capacité théorique des jeunes sans prendre garde au fait que les socles symboliques et pratiques de la formation du sujet s’érodent. Or peut-on devenir un véritable sujet humain sans construction psycho-affective morale et pratique ? Privé du rapport actif et charnel aux choses, à la nature, peut-on exister humainement ? Ce n’est pas une question théorique. Elle nous est posée par l’évolution de notre société qui prétend développer les étages supérieurs de la vie de l’esprit comme de l’économie, sans se soucier de la reproduction des étages inférieurs ? Comme si les premiers pouvaient exister sans les seconds. Pourtant certains verront l’expression du progrès dans ce découplage ! 
 
Quelques orientations
1 Surtout ne pas augmenter le nombre des professeurs : Il vaut mieux réduire les programmes de toutes les classes d’au moins un tiers et réduire également le nombre d’heures de cours par élève et par an. Ils passent trop de temps à l’école ! De toutes façons, en faisant moins, on fera déjà beaucoup mieux pour les élèves. Et cela vaut du secondaire au supérieur (voir les horaires délirants des DEUG scientifiques).
 
2 Il faut ramener l’Ecole (et l’Université) à une place plus modeste dans le temps de vie. Déscolariser l’existence et la société. En particulier, il faut ôter nombre de compétences à l’Education Nationale française et favoriser éventuellement d’autres instances indépendantes de ses logiques bureaucratiques et méritocratiques. Il faut ramener l’Education Nationale à une fonction d’instruction plus réaliste et réduire ses fonctions éducatives. 
 
3 Favoriser une éducation plurielle : en temps, en lieux, en modalités. Sortir de l’univers scolaire qui tendra toujours à se considérer comme sa propre fin et à ne valoriser que l’acquisition de certaines aptitudes théoriques.
 
4 Critiquer la soumission de l’Ecole à des valeurs technicistes et économicistes.
 
5 Revaloriser le rôle de l’expérience personnelle dans la construction de la personne (cela implique entre autres une réflexion critique sur les médias).
 
Un socle irremplaçable
Les politiques éducatives sont dominées par une conception du rapport entre sphère publique et sphère privée qu’il faudrait peut-être remettre en question. En France, particulièrement lorsqu’on parle d’ “éducation” on parle surtout de l’institution scolaire. Certes, on reconnaît que la famille est le lieu de la formation psycho- affective, qu’elle joue un rôle important dans la socialisation ; mais ce rôle est peu valorisé, de même que celui des instances communautaires. On imagine la vie domestique comme totalement privée, refermée sur elle-même, de même qu’on se représente l’appartenance communautaire uniquement comme créatrice de particularismes susceptibles d’émietter la société, menaçant en permanence la citoyenneté, sapant l’universalité de la loi, de l’Etat, etc… au profit de logiques corporatistes, mafieuses, patrimoniales et d’opinions excluantes. Pour que se développent la liberté politique et la citoyenneté il est nécessaire que se construise un espace public, libéré des appartenances particularistes et dans lequel chacun est appelé à se situer par rapport à l’universel. C’est ainsi que le projet éducatif moderne (chez nous l’école “républicaine”) s’est fait contre les sphères privées et communautaires. On supposait que leur virulence était telle que pour éviter les “guerres de religion” de toutes sortes il fallait dévaloriser la famille, le local, le communautaire (tout cela mis dans le même sac). Cette conception n’était pas absurde dans la mesure où le niveau d’organisation technique et économique favorisait par ailleurs la vitalité des sphères domestique et communautaire ; on pouvait donc faire comme si le communautaire et le local n’étaient pas producteurs de valeurs sociales parce que leur permanence semblait de toutes façons inscrite dans l’ordre des choses. Or ce rapport entre les sphères privée et publique a été déséquilibré par la marchandisation et la délocalisation progressive de l’économie et par la technicisation du mode et du cadre de vie. Par exemple, avec la télévision, le public a envahi le privé : celui-ci est devenu insignifiant, il n’est plus le lieu de la production de valeurs sociales, mais simplement le lieu d’affirmation de sa particularité (souvent illusoire : par exemple le “décor” de la maison).
Mais peut-on imaginer une citoyenneté qui ne soit pas nourrie par une inscription territoriale et communautaire ? Certes, il y a opposition entre ces deux formes de sociabilité, mais n’y a-t-il pas aussi une complémentarité, une tension nécessaire ? Si tel est le cas, la crise de l’éducation semble difficilement surmontable sans rendre un minimum de fonctions économiques et politiques à la famille, au voisinage, aux “corps intermédiaires”. Cela exige de repenser la relation entre économie et société.        
 

3  ne généralisons pas !
4 et aussi  bien sûr parce que les études longues étaient moins généralisées qu’aujourd’hui…(NDLR)